Politique de la vieillesse
Si ces interventions relèvent toujours, à un titre ou à un autre, d’une légitimité et d’un pouvoir d’imposition ou d’incitation conférés par l’État et sont donc « publiques », la place et le rôle des acteur·trice·s y sont particulièrement importants, plus que dans d’autres secteurs de l’action publique. Ainsi, la prévoyance vieillesse, son passé et son actualité, est le produit de l’action d’une pluralité d’acteur·trice·s – milieux associatifs, œuvres privées et associations philanthropiques, assurances – en interaction avec l’action de l’État fédéral, ses lois et programmes, et l’a aussi précédé historiquement. Le poids des acteur·trice·s non étatiques dans la politique de la vieillesse et son caractère pour ainsi dire inhérent est bien illustré par l’association Pro Senectute, fondée en 1917 en tant qu’organisme charitable, qui intervient, en partie sur mandat de la Confédération, sur une vaste gamme de problématique et « besoins » des personnes âgées, promouvant leur participation et qualité de vie. Dans une veine plus militante, l’AVIVO (Association des vieillards, invalides, veuves et orphelins), s’engage depuis sa création en 1949 pour le développement de l’AVS et des prestations en faveur des personnes âgées. Les dernières décennies ont vu éclore divers groupements attachés à promouvoir les droits des retraité·e·s et leurs revendications. Le Conseil suisse des aîné·e·s, créé en 2001, a pour but de fédérer au niveau national les efforts et les intérêts des différents groupes et associations et de faire entendre une parole commune sur la scène fédérale. En dépit de ces développements, la voix propre des personnes âgées et de leurs organisations est globalement encore peu prise en compte et exerce une influence limitée sur la production et mise en œuvre au niveau national de la politique de la vieillesse.
Cette dernière est pour une large part une réalité cantonale et communale, que ce soit au travers de la mise en œuvre des législations et programmes fédéraux ou comme relevant de domaines de compétence propre ; la présence et le poids des acteur·trice·s non étatiques y sont d’autant plus prononcés. Il existe de fortes variations infra-nationales et locales des politiques de la vieillesse, ce qui ne va pas sans générer des inégalités parmi leurs destinataires.
Un autre trait de la politique de la vieillesse est le rôle important joué par la circulation des idées et des savoirs et les réseaux d’acteur·trice·s actif·ive·s au niveau européen et des organisations internationales, que ce soit historiquement (comme l’influence du Bureau international du travail sur la constitution des systèmes nationaux de pension de retraite et plus largement de sécurité sociale) ou dans les reconfigurations actuelles, par exemple au travers de l’élaboration et diffusion du référentiel du « vieillissement actif ».
Au fil des décennies, la politique de la vieillesse a connu des évolutions majeures : extension des domaines d’intervention bien au-delà des secteurs classiques (eux-mêmes redéfinis) de la prévoyance vieillesse financière et assistance à la vieillesse indigente d’une part, de la protection sanitaire et des soins d’autre part ; reformulation des conceptions et visées, « l’ancien » n’étant pas abandonné mais plutôt réélaboré et repositionné dans de nouvelles configurations plus englobantes. Les rapports des trois Commissions fédérales consultatives publiés respectivement en 1966, 1979 et 1995, et la Stratégie en matière de politique de la vieillesse publiée par le Conseil fédéral en 2007 en témoignent. Le premier des rapports porte le triple souci de répondre aux besoins fondamentaux des personnes âgées (déclinés en revenu, état de santé, logement), de la solidarité qu’il s’agit de manifester à leur encontre et du partage avec elles des bénéfices apportés par la nouvelle prospérité (les fameuses Trente Glorieuse). Le deuxième rapport y adjoint une « politique du mode de vie » (Anne-Marie Guillemard), qui pose la nécessité d’adapter l’organisation de la société au vieillissement démographique, d’articuler vie professionnelle et vie de temps libre à la retraite, de prendre en compte et d’encourager les formes de participation des aîné·e·s, de développer les dispositifs d’hébergement et d’équipement sanitaires, et en particulier les services sociaux et médicosociaux en milieux ouvert ; les enjeux liés aux professions gérontologiques et à la formation faisant également leur apparition. Le troisième rapport y ajoute les enjeux liés à la fin de vie ; il consacre par ailleurs une large place à l’hétérogénéité de la population âgée et aux inégalités qui la traversent (notamment du point de vue du genre), ainsi qu’à la distinction entre troisième et quatrième âge, vue comme un produit sociohistorique et donc contingent ; il défend enfin l’idée d’un « nouveau pacte intergénérationnel », dans lequel seraient également reconnues, prises en compte et promues les contributions des personnes retraitées au bien commun, élargissant ainsi le domaine d’application du principe de réciprocité au fondement de « l’ancien pacte ». Quant à la Stratégie en matière de politique de la vieillesse du Conseil fédéral de 2007, elle reprend les thèmes déjà évoqués avec quelques ajouts (l’égalité des chances dans l’accès à la société de l’information p. ex.) mais se signale surtout par les deux grandes orientations assignées à la politique de la vieillesse. Si celle « vers les besoins et les risques » est classique, celle « vers les ressources et les potentiels » l’est moins, notamment le triple accent mis (selon page 44 du rapport) sur « la reconnaissance de ce que les personnes âgées sont, ont et font pour elles-mêmes, leurs proches et la société, ainsi que le développement de leurs potentiels », la participation à la vie économique et sociale ainsi que l’engagement et solidarité à l’encontre des générations à venir et des proches, « l’autonomie, la possibilité de se prendre en charge et l’autodétermination ».
Depuis lors, la question de l’âge de la retraite a acquis une place prééminente sur la scène publique, sans que les « diagnostics » et « solutions » prennent toujours suffisamment en compte l’hétérogénéité et inégalités des (futur·e·s) retraité·e·s, ni les discriminations dont sont victimes nombre de travailleur·euse·s âgé·e·s.
En même temps qu’ils y contribuent, les reconfigurations et réaménagements de la politique de la vieillesse sont le produit des changements dans ce qui constitue matériellement et symboliquement la « vieillesse » ou la « retraite », dans les expériences objectives et subjectives qu’en font les cohortes successives, dans les catégories cognitives, évaluatives et normatives permettant de les penser et qualifier (des catégories elles-mêmes influencées par les savoirs experts, notamment médicaux), tout en étant également influencés par les transformations de la société dans son ensemble.
L’évocation de l’évolution de la politique de la vieillesse rappelle aussi que celle-ci ne vise pas seulement à agir sur ou à influencer les ressources et supports des destinataires, mais aussi leurs comportements et leurs représentations. Ce qui ne veut pas dire qu’elle parvienne nécessairement aux objectifs visés : ses effets sur les destinataires peuvent être autres que ceux attendus ou n’être effectifs que pour une partie d’entre eux·elles. Par ailleurs, les personnes vieillissantes ne sont pas passives mais interprètent et font usage, de manière différenciée et souvent marquée par les inégalités sociales, des dispositifs et mesures mises en place.
Signalons pour conclure deux caractéristiques qui distinguent la politique vieillesse de la Suisse par rapport à celles des pays voisins : l’architecture de la prévoyance vieillesse, non pas l’existence en soi de plusieurs « piliers » mais le poids comparativement plus faible du premier d’entre eux (système public de pension) ; le dispositif d’aide et de soin et son financement, marqués par la part comparativement élevée reposant sur les ménages, en l’absence d’une assurance sociale « dépendance », et le faible soutien institutionnel apporté pour les aides et soins informels.
Références
Conseil fédéral (2007). Stratégie en matière de politique de la vieillesse : Rapport du Conseil fédéral donnant suite au postulat 03.3541 Leutenegger Oberholzer du 3 octobre 2003. Berne : Chancellerie fédérale.Martin, M., Moor, C., Sutter, C. (2010). Kantonale Alterspolitiken in der Schweiz. Bern : Bundesamt für Sozialversicherungen.
Repetti, M. (2018). Les bonnes figures de la vieillesse : regard rétrospectif sur la politique de la vieillesse en Suisse. Lausanne : Antipodes.