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Capabilités

Jean-Michel Bonvin


Première édition: December 2020

L’approche par les capabilités a été développée par l’économiste et philosophe indien Amartya Sen, qui a reçu le Prix Nobel d’économie en 1998. Cette approche propose une manière différente de mesurer le degré de développement d’un pays : il ne s’agit en effet pas de comparer le niveau des PIB respectifs pour indiquer quels pays sont les plus développés, mais de prendre en compte les capabilités de leurs citoyen·ne·s ou résident·e·s de mener une vie de valeur. Cette approche a notamment inspiré la création de l’indice de développement humain (IDH) qui calcule le degré de développement d’un pays à l’aune de trois indicateurs portant sur la prospérité économique, l’éducation et la santé. En posant le développement des capabilités comme objectif de l’action publique, l’approche par les capabilités représente un défi qui concerne également les politiques sociales dans les pays de l’OCDE.

Les capabilités sont définies comme « les libertés réelles d’une personne de mener une vie qu’elle a des raisons de valoriser ». Cette définition complexe repose sur la combinaison de deux dimensions. La première – la « liberté réelle » – se rapporte au pouvoir d’agir des personnes, aux moyens qui doivent leur être donnés pour qu’elles puissent réellement mener une vie qui a de la valeur à leurs yeux. Il s’agit ici non pas d’une liberté formelle, sur le papier, dont le principe serait par exemple inscrit dans la Constitution, mais d’une liberté réelle, ancrée dans la vie concrète des personnes. La concrétisation de cette liberté réelle requiert qu’un certain nombre de conditions soient réunies. Tout d’abord, l’accès à un niveau adéquat de ressources financières doit être garanti. À défaut, la personne se retrouvera contrainte d’accepter un emploi qui n’aurait aucune valeur à ses yeux, mais qui serait une nécessité pour subvenir à ses besoins. La redistribution financière, qui constitue le cœur des politiques sociales mises en place pendant les Trente Glorieuses, est donc indispensable au développement des capabilités de leurs bénéficiaires. Mais elle ne suffit pas. Il importe aussi d’accroître leur pouvoir d’agir et leur employabilité, par exemple à travers des formations visant l’acquisition d’habiletés et compétences qui les équiperont pour les métiers auxquels elles et ils aspirent. Et il convient également d’agir sur l’environnement socioéconomique et de veiller à ce que les bénéficiaires de prestations sociales puissent trouver une place de valeur sur le marché du travail et plus généralement dans la société. À défaut, nous serions en présence de personnes dont l’employabilité aurait été améliorée, mais que personne ne voudrait embaucher. Si l’on prend l’exemple des personnes en situation de handicap, il s’agit de lever à la fois les barrières matérielles et symboliques à leur pleine participation au marché du travail et à la société en général. Ainsi l’accessibilité du bâti ou l’adaptation du poste de travail, notamment en termes d’horaire et de charge de travail, apparaissent comme des conditions nécessaires au développement de leurs capabilités. Mais il faut aussi lever les obstacles symboliques découlant des préjugés ou comportements discriminants des employeur·euse·s vis-à-vis de ces personnes. À cet égard, la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées, créée en 2006 et entrée en vigueur en Suisse en 2014, s’inscrit dans la perspective des capabilités. Au total, sur ce versant de la « liberté réelle », l’approche par les capabilités requiert une action sur le triple plan des ressources (pour donner la possibilité de refuser un emploi de mauvaise qualité), des compétences des individus (pour les équiper en qualifications) et des environnements socioéconomiques (pour veiller à la présence d’opportunités d’intégration sociale et professionnelle en quantité et qualité suffisantes, qui soient accessibles à tous les membres de la collectivité). Si un de ces trois plans fait défaut, le développement des capabilités sera entravé. L’approche par les capabilités suggère ainsi une alternative aux politiques sociales centrées sur le développement de l’employabilité ou du capital humain, en mettant l’accent sur la nécessité d’une approche globale. Elle représente à ce titre un défi pour les politiques sociales suisses, notamment dans les champs du chômage, de l’invalidité et de l’assistance sociale.

La deuxième dimension, liée à la « raison de valoriser », insiste sur la centralité du choix libre et raisonnable dans le développement des capabilités : les bénéficiaires des politiques sociales sont ici envisagé·e·s comme des acteur·trice·s susceptibles d’exprimer des opinions et jugements de valeur qui doivent être pris en compte dans les actions ou politiques sociales. Leurs préférences et aspirations doivent donc être prises au sérieux, lorsqu’il s’agit de définir le contenu d’une intervention sociale ou de proposer un emploi. Cette perspective se situe à l’opposé des formes de paternalisme qui voient les concepteur·trice·s de la politique sociale ou celles et ceux qui la mettent en œuvre décider à la place des bénéficiaires, souvent au nom de très bonnes intentions. Dans l’approche par les capabilités, la personne est partie prenante des politiques sociales, elle co-construit, au moins dans une certaine mesure, le contenu des interventions sociales, le rythme auquel elles se déploient, les objectifs qu’elles poursuivent, etc. Aux yeux de ses détracteur·trice·s, une telle conception semble ouvrir la porte à des formes d’individualisme libertaire : toutes les préférences individuelles seraient-elles alors légitimes et devraient-elles être également soutenues par les politiques sociales ? Amartya Sen se garde bien d’une telle conclusion, il prend soin de préciser que le développement des capabilités ne coïncide pas avec la reconnaissance et le soutien de toutes les préférences, mais uniquement de celles que la personne a « des raisons » de valoriser. Chez Sen, le critère de la rationalité, ou plutôt de la raisonnabilité, découle de la confrontation des arguments entre les diverses parties prenantes : de fait, ni l’intervenant·e sociosanitaire, ni le·la bénéficiaire ne peuvent décider seul·e·s de la raisonnabilité d’une préférence ou d’une aspiration. En d’autres termes, ce ne sont que les préférences qui passent le test de cette confrontation d’arguments, qui seront soutenues par les politiques sociales. Certaines préférences trop coûteuses ou d’autres trop peu ambitieuses (qui reflètent p. ex. une résignation des personnes aux conditions de vie insatisfaisantes auxquelles elles se trouvent réduites) pourront ainsi être remises en question en raison de leur caractère déraisonnable : la politique sociale ne va par exemple pas soutenir le désir d’une personne de devenir astronaute ou chanteur d’opéra, mais elle ne va pas non plus accepter qu’une personne douée se résigne à exercer un métier qu’elle ne valorise pas ou à ne pas poursuivre des études supérieures, en raison de circonstances familiales défavorables par exemple. La voie proposée par Sen n’est donc pas libertaire, elle invite plutôt à une démocratisation des politiques sociales qui reconnaît une place effective à l’ensemble des acteur·trice·s directement concerné·e·s. À ce titre, elle représente un défi pour la plupart des politiques sociales contemporaines, en Suisse et au-delà, dont les objectifs et contenus sont très largement définis par les responsables institutionnel·le·s sans prendre en compte le point de vue des bénéficiaires.

L’approche par les capabilités ouvre une voie originale pour repenser les politiques sociales dans les pays de l’OCDE. Au-delà des approches strictement redistributives de l’État social (critiquées pour leur côté passif) ou de celles insistant sur le développement du capital humain (au détriment d’interventions plus globales portant aussi sur le contexte socioéconomique), mais aussi au-delà des perspectives dites workfaristes visant à imposer aux bénéficiaires des manières d’être ou d’agir conformes aux attentes institutionnelles, l’approche par les capabilités appelle à une rénovation des politiques sociales orientées sur le développement des capabilités ou libertés réelles de chacune et chacun de mener une vie qu’il ou elle a des raisons de valoriser. Elle suggère ainsi l’instauration d’un nouvel âge de l’État social, qui ne soit pas simplement redistributeur ou activant, mais qui se donne comme objectif central l’accroissement des capabilités de ses bénéficiaires.

Références

Bonvin, J.-M. & Farvaque, N. (2008). Amartya Sen : une politique de la liberté. Paris : Michalon.

Bonvin, J.-M. & Rosenstein, E. (2015). Contractualising social policies : a way towards more active social citizenship and enhanced capabilities ? In R. Ervik, N. Kildal & E. Nilssen (Eds.), New contractualism in European welfare policies (pp. 47-72). Farnham : Ashgate.

Sen, A. (2000). Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté. Paris : O. Jacob.

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