Inégalités face à l’éducation
Les inégalités scolaires deviennent une préoccupation pour les politiques et un objet pour les chercheur·euse·s dès les années 1950 en Europe et aux États-Unis en lien avec le développement puis la massification de l’enseignement obligatoire et post-obligatoire. Dès le début des années 1960, le poids considérable des inégalités scolaires selon l’origine sociale des élèves, leur sexe, ou encore leur groupe ethno-racial est pointé du doigt par le monde de la recherche. Cette attention particulière pour les inégalités scolaires est liée au fait qu’elles sont à la source d’autres inégalités : d’emploi, de parcours professionnel, de niveau de vie, de santé, etc.
Cela occasionne dans beaucoup de pays des réformes des politiques scolaires dans le but de limiter les inégalités d’accès aux diplômes et aux savoirs, perçues comme injustes dans des sociétés démocratiques qui valorisent l’égalité. Dans la plupart des pays du monde, dès l’après Seconde Guerre mondiale, les systèmes éducatifs s’ouvrent pour scolariser l’ensemble d’une classe d’âge. Cette démocratisation de l’enseignement s’accompagne dans beaucoup de pays de réformes portant sur l’allongement de la scolarité obligatoire – aujourd’hui jusqu’à 16 ans dans la plupart des pays, jusqu’à 18 ans dans certains systèmes comme dans le canton de Genève –, l’unification du secondaire I sous la forme d’un parcours et de programmes uniques, quel que soit le niveau scolaire des élèves en fin de primaire, et le développement de l’enseignement secondaire post-obligatoire ainsi que de l’enseignement supérieur. Dans un contexte où l’éducation n’est plus pensée comme une simple dépense mais, selon la théorie dite du « capital humain », comme un réel investissement participant à la richesse des nations, les inégalités d’éducation font l’objet d’une attention particulière non seulement au plan des politiques scolaires, mais aussi des politiques de l’emploi, de l’action sociale, de la formation continue, ou encore de la jeunesse. En effet, l’échec scolaire a des conséquences négatives sur l’insertion professionnelle des individus, leur parcours de vie et favorise les situations de vulnérabilité sociale et personnelle.
Cette préoccupation pour les inégalités scolaires s’illustre depuis 2000 par le développement du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA), conduit par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il s’agit d’une enquête répétée tous les trois ans qui compare le niveau de compétence en compréhension de l’écrit, mathématiques et sciences d’un échantillon d’élèves de 15 ans dans plus de 70 pays. L’un des indicateurs majeurs d’évaluation des systèmes éducatifs utilisé dans PISA est l’équité, qui mesure la capacité d’un système éducatif à réduire le plus possible les inégalités de compétences entre élèves en fonction du niveau socioculturel de leur famille, de leur sexe et de leur parcours migratoire. PISA montre que les inégalités en lien avec l’origine socioéconomique des élèves sont présentes dans tous les pays, mais leur ampleur varie fortement. C’est ainsi qu’en France, en Belgique et en Allemagne ces inégalités d’apprentissage sont très marquées, alors qu’en Finlande, en Corée et au Canada elles sont bien plus faibles. Pour les inégalités genrées, le constat est plus nuancé. En mathématiques, les filles ont des scores plus faibles que les garçons, et c’est l’inverse en compréhension de l’écrit. En sciences, les résultats montrent un certain équilibre entre filles et garçons au plan des compétences acquises. Enfin au niveau des inégalités liées au parcours migratoire, les comparaisons internationales PISA montrent des acquis significativement plus faibles pour les élèves de première mais aussi de deuxième génération par rapport aux natif·ve·s. Toutefois, ces inégalités sont d’une ampleur très variable d’un pays à l’autre, montrant le poids des politiques scolaires dans la construction des inégalités d’éducation et les marges d’action considérables dont disposent les politiques publiques pour limiter au mieux ces inégalités.
En comparaison internationale, la Suisse est un pays qui se situe dans la moyenne de l’OCDE pour l’équité. Toutefois, l’éducation étant une prérogative des cantons, de très forts contrastes existent entre les 26 systèmes éducatifs cantonaux. Les modes de scolarisation comme l’ampleur des inégalités d’acquis dans le secondaire obligatoire sont très différenciés d’un canton à l’autre. Entre 2000 et 2015, la Suisse a développé un « suréchantillon » de l’enquête PISA de façon à comparer le niveau de compétence moyen et l’ampleur des inégalités à l’intérieur des treize cantons qui ont accepté de participer à cette enquête. Il ressort des analyses que les inégalités scolaires en fonction du niveau socioéconomique et du statut migratoire sont bien plus marquées dans certains cantons. Zurich, Vaud et Saint-Gall sont les cantons les moins équitables au plan éducatif, alors que Fribourg, le Jura et le Valais présentent des cas inverses : les inégalités y sont bien plus faibles que dans la moyenne suisse. Notons que ces contrastes entre cantons ne peuvent être liés à la nature de leur public scolaire (proportion d’élèves défavorisé·e·s, migrant·e·s de première génération p. ex.) car les analyses sont conduites en maintenant constant l’effet de ces variables contextuelles.
Une question majeure est alors de savoir quels sont les mécanismes qui produisent les inégalités observables entre pays ou, dans le cas suisse, entre cantons. Les travaux sur la question montrent que certains systèmes éducatifs cantonaux séparent très précocement les élèves dans des filières étanches et hiérarchisées, produisant par là même de fortes ségrégations entre élèves de milieux socioéconomiques et de parcours migratoires contrastés. Le risque, dans de tels cas, est de produire des « discriminations systémiques », c’est-à-dire d’offrir des scolarités et des programmes d’étude inégaux aux élèves, ainsi qu’un personnel enseignant moins expérimenté dans les filières les moins valorisées. Ces discriminations systémiques ont pour effet de renforcer les inégalités de départ en donnant moins (d’éducation) à ceux qui ont déjà le moins (sur le plan social comme économique et culturel). Cette idée est confirmée par le fait que plus la ségrégation entre filières est marquée dans un canton donné (Zurich et Vaud p. ex.), plus les inégalités d’acquis sont fortes dans ce canton.
Toutefois, les enquêtes PISA ne suffisent pas à comprendre l’ensemble des inégalités d’éducation. Notamment, alors que la comparaison des scolarités en fonction du sexe se fait à l’avantage des filles dans l’enseignement obligatoire (leurs parcours scolaires sont plus linéaires, elles obtiennent de meilleurs résultats aux tests) et post-obligatoire (elles obtiennent plus souvent une maturité et intègrent plus fréquemment que les garçons l’université), les filles restent encore trop absentes des formations scientifiques et techniques en Suisse comme dans beaucoup de pays. Dans l’enseignement professionnel comme dans le secondaire post-obligatoire et le supérieur, les orientations et le choix des spécialités de formation pénalisent les filles en les détournant des filières les plus rentables au plan professionnel.
Références
Felouzis, G. (2014). Les inégalités scolaires. Paris : Presses universitaires de France.Felouzis, G. & Goastellec, G. (Éd.). (2015). Les inégalités scolaires en Suisse : école, société et politiques éducatives. Bern : Peter Lang.
Nidegger, C. (Éd.). (2014). PISA 2012. Compétences des jeunes romands : résultats de la cinquième enquête PISA auprès des élèves de fin de scolarité obligatoire. Neuchâtel : Institut de recherche et de documentation pédagogique.