Chercher dans le dictionnaire

Trois piliers (principe des)

Matthieu Leimgruber


Première édition: December 2020

Le principe des « trois piliers » décrit les trois composantes du système de prévoyance vieillesse suisse, à savoir l’assurance-vieillesse et survivants (AVS, 1er pilier) introduite en 1947, la prévoyance professionnelle organisée par les caisses de pensions et régie par une loi entrée en vigueur en 1985 (LPP, 2e pilier) et, enfin, l’épargne retraite individuelle (3e pilier) qui a été formalisée à la fin des années 1980. Chacun des « piliers » repose sur un mode de financement qui lui est propre : si l’AVS est basée sur le principe de la répartition des charges, la LPP et le 3e pilier sont financés par capitalisation. Le poids de chacun des piliers dans les prestations vieillesse est également très différent : si l’AVS offre des prestations de base à l’ensemble des personnes retraitées, actuellement seuls 4 hommes sur 5, respectivement 2 femmes sur 3, touchent une rente complémentaire LPP. Enfin, environ un tiers des retraité·e·s touchent une prestation du 3e pilier.

L’AVS organisée par l’État fédéral est introduite en 1947, après plus de trois décennies de controverses politiques autour de sa forme et de son financement. Cet accouchement difficile met en lumière la force des « vétos » institutionnels tels que le fédéralisme ou encore les mécanismes de la démocratie directe (en particulier le référendum) qui ont permis de freiner le développement de la sécurité sociale en Suisse. En parallèle aux controverses relatives à l’AVS, de nombreuses caisses de pension sont créées par des entreprises du secteur public et privé et les grandes compagnies d’assurance vie organisent des contrats d’assurance de groupe. Les institutions de prévoyance qui se développent dès la fin de la Première Guerre mondiale couvrent 22 % de la main-d’œuvre en 1941 (40 % en 1970 et plus de 85 % après 1985) et accumulent des réserves considérables (ces dernières représentent déjà 29 % du produit intérieur brut en 1941, 41 % en 1970, plus de 100 % au début du XXIe siècle). Depuis les années 1920, la définition des frontières et des rôles respectifs dévolus à l’AVS et aux caisses de pension constitue un enjeu central de la politique des retraites et de la structuration du marché de la prévoyance vieillesse.

Après cette période d’émergence, le principe des « trois piliers » s’affirme en Suisse à la fin des années 1960. Cette métaphore ternaire, au cœur de laquelle on retrouve l’idée d’une affiliation obligatoire aux caisses de pension, est défendue en premier lieu par les partis bourgeois, les associations d’employeur·euse·s et les compagnies d’assurance vie. Le principe des « trois piliers » peut être interprété comme une stratégie de ces milieux visant à défendre les caisses de pension, freiner l’expansion de l’AVS, qui ne connaît pas moins de huit révisions entre 1947 et 1973, et contrecarrer les « pensions populaires », projet proposé par l’extrême gauche et visant à étendre le domaine de la répartition au détriment des caisses de pension par capitalisation. De nombreux syndicats ainsi que la direction du Parti socialiste suisse refusent le projet des pensions populaires et proposent à sa place des réformes en profondeur des caisses de pension. À l’issue d’un débat politique passionné, les pensions populaires sont balayées en votation populaire en décembre 1972. Face à l’opposition farouche du patronat, le projet d’une réforme en profondeur des caisses de pension fait long feu.

Inscrit dans la Constitution fédérale en 1972 et réalisé en 1985 par le biais de la LPP, le principe des « trois piliers » introduit l’affiliation obligatoire des personnes salariées aux caisses de pensions existantes. Cet ancrage législatif du 2e pilier renforce durablement le poids de la capitalisation comme mode de financement de la prévoyance vieillesse. Par contraste, le niveau des cotisations et des prestations de l’AVS, financée par le système de répartition, est gelé. En complément à la LPP, plusieurs ordonnances introduisent des mesures d’encouragement fiscal pour l’épargne retraite individuelle, le 3e pilier. Ces développements ouvrent la voie pour la consolidation des différentes composantes du système des « trois piliers », enjeu central des débats sur les retraites depuis le début du XXIe siècle.

Avant de présenter ces développements, il faut souligner les spécificités du système suisse de prévoyance vieillesse en comparaison internationale. Dans les pays voisins (France, Allemagne, Italie, Autriche), le principe de la répartition joue un rôle prépondérant et les caisses de pension par capitalisation sont soit peu développées ou n’ont connu qu’un développement récent. Par contre, le cas suisse présente des similarités avec les Pays-Bas, les États-Unis ou encore la Grande-Bretagne, pays dans lesquels la retraite par capitalisation joue un rôle important. À l’instar de la situation prévalant en Suisse, l’immense majorité des salarié·e·s néerlandais·es est ainsi affiliée à une caisse de pension. Toutefois, alors que le 2e pilier néerlandais est composé avant tout de quelques douzaines de caisses couvrant des secteurs entiers de l’économie, les caisses de branche jouent un rôle marginal en Suisse en comparaison avec les caisses d’entreprises et les contrats de groupe gérés par les compagnies d’assurance. Cette place centrale des assureurs vie dans la gestion du 2e pilier suisse se retrouve également au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Cependant, le cas suisse se démarque de ces deux cas par le caractère obligatoire de la LPP. La doctrine des « piliers » de la retraite désigne également un horizon réformateur popularisé par la Banque mondiale, l’Organisation pour la co-opération et le développement économiques (OCDE) ou encore l’Union européenne, et visant à développer les systèmes professionnels et individuels reposant sur la capitalisation au détriment de la retraite par répartition. Le principe des « trois piliers » de la retraite fait désormais partie du vocabulaire des politiques sociales comparées, domaine de recherche en forte expansion.

Une génération après l’entrée en vigueur de la LPP, l’impact du système des « trois piliers » sur la situation socioéconomique des personnes retraitées fait l’objet d’études encore disparates. Si l’AVS représente une source primordiale de revenus pour plus de la moitié des ménages de retraité·e·s, le taux de remplacement des rentes AVS tourne autour de 35 % des revenus antérieurs. Les prestations de la LPP jouent par conséquent un rôle fondamental, notamment pour les revenus moyens à élevés, afin d’atteindre l’objectif d’un taux de remplacement d’environ 60 %. La contribution du 3e pilier à la prévoyance vieillesse demeure marginale : cette épargne individuelle joue avant tout un rôle d’allégement fiscal pour les personnes aisées. Les travaux disponibles soulignent que les personnes âgées disposent en Suisse d’un niveau moyen de revenu élevé. Toutefois, ces moyennes cachent de fortes disparités : les bas salaires, et en particulier les femmes, sont ainsi nettement moins bien couverts par la LPP. Les rentes de l’AVS étant plafonnées, de nombreuses personnes doivent également faire appel aux prestations complémentaires (PC AVS). Au final, le poids grandissant de la capitalisation dans les 2e et 3e piliers réduit les dimensions potentiellement redistributives du système de répartition. Depuis le début du XXIe siècle, le vieillissement démographique, les incertitudes de la conjoncture économique, les mutations du monde du travail et l’instabilité financière mettent sous pression l’AVS et la LPP. Les rejets successifs de la 11e révision AVS en 2004, de la baisse du taux de conversion permettant de calculer les rentes LPP en 2010, et d’une réforme combinée des deux premiers piliers en 2017 (« Prévoyance 2020 ») soulignent la difficulté structurelle à réformer ce système complexe.

Références

Leimgruber, M. (2008). Solidarity without the state : business and the shaping of the Swiss welfare state, 1890-2000. Cambridge : Cambridge University Press.

Leimgruber, M. (2011). The historical roots of a diffusion process : the three-pillar doctrine and European pension debates, 1972-1994. Global Social Policy, 12 (1), 24-44.

Office fédéral des assurances sociales (Éd.) (s.d.). Histoire de la sécurité sociale en Suisse. www.histoiredelasecuritesociale.ch

Retour en haut de page