Naturalisation
Les pays traditionnellement les plus ouvert à l’immigration attribuent en général la nationalité à tous les individus nés sur leur territoire (principe du ius solis). Dans ce contexte, la naturalisation est alors activement recommandée par l’État via des procédures simples et des critères clairement spécifiés, la non-naturalisation devenant presque une anomalie. À l’autre extrémité, c’est uniquement la nationalité des parents qui compte, la naissance sur le territoire n’a guère d’influence, même dans le cas de générations successives (principe du ius sanguinis) : dans ce contexte, au contraire, la naturalisation représente une forme d’anomalie, un privilège accordé – via une procédure souvent complexe et longue – à certains individus méritants.
En Suisse, sur le plan idéologique, les politiques de naturalisation connaîtront un tournant décisif à partir de la Première Guerre mondiale. L’idéologie de l’« emprise étrangère » (Überfremdung) façonnée à cette époque constitue le substrat symbolique de l’exclusion juridico-politique des étranger·ére·s qui se soldera par un durcissement des règles de naturalisation prévalant jusque-là. La naturalisation ne sera dès lors plus vue comme un moyen d’intégrer les immigrant·e·s mais plutôt comme un outil permettant de protéger l’« identité suisse » face au danger externe, l’immigration excessive et anormale des étranger·ère·s et les naturalisations « opportunistes ». L’« assimilation réussie » deviendra une condition préalable à la naturalisation. Ce durcissement de l’accès à la nationalité se manifestera par une extension progressive du délai de séjour requis pour pouvoir déposer une demande : dès 1917, le délai de séjour passera à 4 ans (contre 2 auparavant) ; en 1920, six ans seront demandés, puis 12 ans en 1952.
La construction de l’État social contribuera, en creux, pour sa part également à la construction de la saillance du référant national. Pourtant, à la fin du XIXe siècle, un contexte où la responsabilité de l’assistance relève en Suisse majoritairement de la commune d’origine (ou « bourgeoisie »), il n’y a pas encore de distinction entre non bourgeois et personnes de nationalité étrangère au niveau de l’assistance sociale. L’étranger·ère, c’est aussi bien la personne originaire d’un autre canton que celle venue d’un autre pays. Or, progressivement, l’expérimentation de différents concordats intercantonaux en matière d’assistance (une pratique qui sera généralisée à l’ensemble des cantons en 1967) permettra de différencier nettement la situation des Confédéré·e·s indigent·e·s des autres, en d’autres termes de « produire l’étranger » au sens moderne du terme, c’est-à-dire sur la base d’une appartenance nationale et non plus communale ou cantonale. Ceci étant dit, l’octroi du droit de cité helvétique demeure largement structuré en Suisse par les instances politiques locales.
En Suisse comme dans certains autres pays, le fait d’être à l’aide sociale agit négativement sur les chances à devenir suisse. Dans l’ordonnance sur la nationalité du 17 juin 2016, cette appréciation de la situation sociale est objectivée dans un contexte où les autorités sont obligées désormais – suite à deux arrêts du Tribunal fédéral prononcés en 2003 – de motiver de plus en plus leur décision (notamment de refus). La prise en compte de « circonstances personnelles » est toutefois prévue et peut légitimer certaines dérogations. L’inactivité du candidat·e nécessite d’être légitimée pour ne pas porter préjudice à sa demande. Selon l’ordonnance sur la nationalité, le législateur prévoit trois cas de figure à cet égard : « un handicap physique, mental psychique ; en raison d’une maladie grave ou de longue durée ; pour des raisons personnelles majeures telles que de grandes difficultés à apprendre, à lire et à écrire, un état de pauvreté malgré un emploi, des charges d’assistance familiales à assumer, une dépendance à l’aide sociale résultant d’une première formation formelle en Suisse, pour autant que la dépendance n’est pas été causée par le comportement du requérant ». Malgré la reconnaissance de certaines garanties juridiques, l’accès à la nationalité ne relève pas d’un droit, toute demande de naturalisation reste soumise à un examen, de telle sorte que le candidat ne saurait avoir d’avance l’assurance de son « élection » ; la naturalisation demeure vécue comme une épreuve.
Depuis les années 1990, le nombre de naturalisation a augmenté en Suisse comme dans d’autres pays d’Europe. En chiffre absolu, ce taux – qui s’élève en 2014 à un peu moins de 2 % par rapport à la population étrangère permanente – a un peu plus que doublé depuis 1992. Toutefois, en comparaison internationale, ce taux demeure l’un des plus bas d’Europe dans un contexte où le droit de cité suisse est souvent instrumentalisé en fonction d’intérêts politiques visant à préserver – via l’appel à l’émotion – une mythique « identité nationale » souvent ethnicisée. Les effets associés à la nouvelle loi sur la nationalité (adoptée en 2014, entrée en vigueur en 2018) se caractérisent par un renforcement de la sélectivité. Si depuis 1952, la détention d’un titre de séjour (valable) depuis 12 ans était exigée, la nouvelle loi exige du·de la candidat·e désormais la détention d’une « autorisation d’établissement » et cela depuis 10 ans. Compte tenu du temps de séjour requis à l’obtention de ce titre (permis C), exigences temporelles variant selon l’origine extra/communautaire des personnes, la durée de séjour minimale sur le territoire suisse pour pouvoir déposer une demande de naturalisation s’élève au minimum à 15 ans pour un citoyen de l’UE des quinze et de l’AELE et à 20 ans pour les ressortissants des États tiers.
Ainsi les transformations en cours de la politique de la naturalisation tendent à hiérarchiser et diviser encore davantage les différents statuts d’étranger. D’un côté, la voie de la naturalisation restera barrée aux requérant·e·s d’asile et aux personnes admises provisoirement (permis N et F), de l’autre, les descendant·e·s de troisième génération pourront bénéficier d’une naturalisation facilitée. Cette sélectivité sociale en amont de l’accès à la nationalité s’accompagne d’une prolongation de la période « probatoire » en aval (l’« annulation » de la naturalisation était possible dans un délai maximum de 5 ans, la nouvelle loi prolonge cette période « probatoire » à 8 ans). Toute la question est alors de savoir, si un groupe national et « étatisé » « pourra un jour se passer de cette croyance en l’homogénéité nationale et maintenir une certaine cohésion sans avoir recours notamment à des considérations « raciales » ou « culturelles ».
Références
Argast, R., Arlettaz, G. & Studer, B. (2013). Le droit d’être Suisse : acquisition, perte et retrait de la nationalité de 1848 à nos jours. Lausanne : Antipodes.Frauenfelder, A. (2007). Les paradoxes de la naturalisation : enquête auprès des jeunes issus de l’immigration (préface de Claudio Bolzman). Paris : L’Harmattan.
Gutzwiller, C. (2008). Droit de la nationalité et fédéralisme en Suisse : acquisition, perte et perspectives. Genève : Schulthess.