Configurations familiales
Une seconde caractéristique des configurations familiales tient au fait qu’elles ne peuvent être définies a priori en utilisant des critères comme l’appartenance des individus à un même ménage, ou le fait qu’ils sont liés par le mariage ou une filiation reconnue légalement. Ces critères sont considérés comme simplifiant à outrance la diversité des familles « qui comptent », qui ne suivent pas dans leurs modes de fonctionnement ces critères administratifs. Ainsi, dans les familles de seconde union, il arrive que des membres du ménage ne se considèrent pas les uns les autres comme membres de leur famille respective. Alternativement, une majorité d’individus en Suisse, quand on leur demande de définir les frontières de la famille qui compte, incluent des personnes qui ne résident pas avec eux, ou même, qui ne sont pas liées avec eux directement par des liens de sang ou de mariage. En ce sens, les configurations familiales se distinguent donc de ce que les démographes appellent les « structures familiales » en ceci qu’elles se centrent sur les interdépendances effectives existant entre des personnes qui s’identifient d’elles-mêmes comme membres d’une même famille, quels que soient leurs résidences et leurs statuts de parenté.
Centrer son attention sur les configurations familiales permet donc d’échapper à une vision étroite de la famille, qui a parfois donné lieu à des politiques familiales inefficaces voire discriminatoires. La question de la composition des configurations familiales est en effet essentielle pour les politiques sociales, mais aussi publiques : par exemple les politiques de migration et de regroupement familial tablent sur des définitions implicites de la famille proche (le·la conjoint·e et les enfants) qui n’ont pas jusqu’ici fait l’objet d’évaluations systématiques. Il en va de même des mesures relatives aux proches aidants qui considèrent bien souvent l’enfant adulte comme jouant par définition un rôle de proximité et de soutien actif. Suite à la pluralisation des parcours de vie, les configurations familiales se sont diversifiées au-delà de la famille nucléaire, en incluant une grande diversité de liens, allant des frères et sœurs à la famille élective, constituée de personnes qui ne sont pas liées par le mariage ou la parentalité. La centration sur une définition de la famille comme nucléaire fait courir le risque aux intervenant·e·s sociaux·ales de sous-évaluer les ressources familiales à disposition des individus.
La question des solidarités familiales a reçu beaucoup d’attention. L’évaluation de la portée de l’entraide produite par les configurations familiales montre clairement que les soutiens effectivement échangés sont localisés principalement dans la relation conjugale, et que le rôle des autres membres de la famille est plus ponctuel, associé à des moments de crise ou des transitions de vie. Le soutien se déclenche en raison d’une grossesse, d’une maladie, d’un ennui financier, d’un divorce, etc. La garde des petits-enfants a cependant un caractère plus régulier et structurel. Ces solidarités se fondent sur des justifications à la fois affectives et statutaires : si les relations entre parents et enfants adultes sont marquées par de fortes injonctions normatives à l’entraide, d’autres relations familiales, telles les relations entre frères et sœurs, dépendent bien davantage de la proximité affective.
C’est sans doute moins, en général, dans des échanges effectifs réguliers qu’interviennent les configurations familiales, que dans la mise à disposition d’un potentiel d’aide, une réserve relationnelle, qui peut être activé dans des situations d’urgence, et, plus encore, dans un sentiment d’appartenance familiale très important pour l’identité individuelle. Si les configurations familiales ont une grande importance dans la production de ce capital, elles l’ont aussi comme productrices de stress social et psychologique. Ainsi, divers travaux ont révélé que le capital social qu’elles mettent à disposition permet aux individus de surmonter diverses difficultés, tant du point de vue de la vie professionnelle (chômage et autres problèmes professionnels) que du point de vue de la santé (maladie ou fragilité). Ce capital social a cependant des effets souvent inattendus, parfois pervers. Ainsi, quand la configuration familiale est constituée de liens très étroits, elle a une influence conservatrice du point de vue du genre. Nos travaux ont de ce point de vue révélé que les jeunes couples ayant une configuration constituée de membres très interconnectés les uns aux autres sont davantage susceptibles de développer une division du travail domestique et professionnel très inégale entre hommes et femmes. Le soutien produit par les configurations familiales n’est donc pas sans ambiguïté pour l’adaptation des individus aux impératifs d’employabilité et de polyvalence de la société contemporaine. Les configurations familiales sont par ailleurs productrices de conflit et de stress, du fait qu’elles placent les individus face à des demandes de soutien souvent excessives, et parfois contradictoires entre elles. Ainsi, plusieurs résultats portant sur des individus ayant atteint les troisième et quatrième âges, révèlent une large ambivalence de leurs relations familiales, entre le désir de maintenir des liens significatifs avec les générations cadettes et un sentiment de surcharge aigu. Les femmes âgées avec enfants sont surreprésentées dans ces situations caractérisées par un large déséquilibre des échanges. Les solidarités familiales génèrent donc des ambivalences, ayant parfois un impact négatif sur la santé psychique et le bien-être.
Finalement, quelques travaux ont révélé que la composition des configurations familiales et les ressources qu’elles mettent à disposition des individus sont sensibles à des facteurs contextuels, dont les politiques sociales. Les politiques sociales d’inspiration sociale-démocrate semblent favoriser une définition plus ouverte des configurations familiales et de leurs fonctions de soutien que les politiques sociales d’inspiration conservatrice ou corporatiste. Il y a, dans les premiers contextes, une spécialisation de l’intervention familiale dans le soutien émotionnel. Dans les seconds, surtout quand les ressources financières de l’État sont limitées, la famille est appelée à jouer un rôle de premier plan dans les solidarités intergénérationnelles sans en avoir toujours les moyens.
Dans tous les cas, il semble aujourd’hui essentiel que les acteur·trice·s sociaux·ales et politiques prennent en compte dans leurs réflexions et décisions la variabilité des compositions et des dynamiques d’interdépendances propres aux configurations familiales contemporaines au-delà du ménage.
Références
De Carlo, I., Aeby, G. & Widmer, E.D. (2014). La variété des configurations familiales après une recomposition : choix et contraintes. Revue suisse de sociologie, 40(1), 9-27.Kellerhals, J. & Widmer, E.D. (2012). Familles en Suisse : nouveaux liens (3e éd.). Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
Widmer, E. D. & Lüscher, K. (2011). Les relations intergénérationnelles au prisme de l’ambivalence et des configurations familiales. Recherches familiales, 1, 49-60.