Genre (inégalité)
Les études (de) genre se sont développées dans le sillage des mouvements féministes des années 1970 et, plus généralement, dans un contexte de mise en question des inégalités sociales et des systèmes de justifications des différences supposées (de qualités, de rôles, de droits, etc.) référant à la biologie ; en déconstruisant les évidences sociales, elles ont notamment permis, et permettent encore, de mettre au jour les biais sexistes et androcentriques des politiques sociales.
L’un des effets des luttes féministes est l’inscription du principe de l’égalité entre les sexes dans la Constitution suisse (1981). Ce principe a conduit à réviser un droit basé sur la différenciation sexuée des droits et des devoirs. C’est désormais le principe d’égalité formelle entre femmes et hommes qui est la règle. Cette égalité formelle ne garantit toutefois pas l’égalité de faits (ou matérielle) qui n’est pas réalisée malgré les dispositifs de la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes de 1996. La politique sociale helvétique illustre parfaitement ce hiatus propre aux sociétés professant un discours de l’égalité tout en restant fondées sur une division hiérarchique des sexes.
L’inscription de l’égalité formelle dans la Constitution a obligé le politique à revoir le modèle normatif à la base de plusieurs dispositifs de la sécurité sociale (homme gagne-pain/femme au foyer), qui ne donnait aux épouses qu’un droit dérivé de celui de leur mari (c’est le cas de l’AVS jusqu’en 1996). Un modèle individualiste tend aujourd’hui à prévaloir dans les régimes de retraites, les cotisations entre époux·épouses étant partagées à parts égales durant les années de mariage, et les époux·épouses ayant des droits individuels aux prestations de la sécurité sociale, ce qui semble plus égalitaire. Toutefois, les politiques sociales demeurent androcentriques, car différentes protections sociales se fondent sur l’emploi (qui plus est sur la norme masculine de l’emploi – travail rémunéré, à temps plein et continu entre la fin de la formation et la retraite), défavorisant de fait les personnes soumises à d’autres normes, par exemple liées aux rôles familiaux et domestiques. Cela s’exprime de manière flagrante dans le domaine de la division sexuée du travail. En Suisse, le travail domestique non rémunéré, conséquent et nécessaire à la société, est très majoritairement réalisé par les femmes et très mal reconnu par les politiques sociales : contrairement à l’emploi, il n’est pas spécifiquement protégé. En cas d’accident, par exemple, les personnes s’occupant à temps plein de leur famille sont protégées par l’assurance-maladie et non par l’assurance-accidents, ce qui signifie qu’elles doivent payer une franchise et une quote-part, et qu’elles ne reçoivent pas d’indemnités journalières. Leur droit à l’assurance-chômage n’existe qu’en fonction de l’activité professionnelle exercée avant qu’elles se « consacrent » à l’éducation de leur(s) enfant(s) et, en cas de séparation, de divorce ou de décès du conjoint, elles doivent prouver, pour avoir un droit d’ailleurs très réduit aux indemnités (90 indemnités au maximum), qu’elles sont « contraintes » de reprendre un emploi pour faire face à leur nouvelle situation.
Les inégalités de genre dans l’accès aux assurances sociales ne disparaissent pas totalement lorsque les femmes occupent un emploi rémunéré, et ceci en raison de la configuration même de l’emploi féminin ; dans le modèle de genre helvétique en effet, les femmes réduisent fortement leur temps d’emploi lors de la mise en couple et de l’arrivée d’un·e enfant, ce qui a des conséquences sur leur employabilité. L’emploi féminin en Suisse est caractérisé par une forte ségrégation horizontale et verticale, par un très haut taux de temps partiel et par d’autres modalités de travail fortement féminisées comme le travail sur appel ou temporaire. À travail égal, leurs salaires restent inférieurs à ceux des hommes. Or, les indemnités des assurances sociales sont calculées en fonction du salaire, qu’elles visent à remplacer : occuper un emploi à temps partiel, irrégulier, mal payé a dès lors des conséquences négatives sur ces indemnités.
Ces inégalités de genre apparaissent dans toute leur évidence lors de deuils ou de séparations, puisque les femmes se retrouvent beaucoup plus fréquemment que les hommes dans des situations de pauvreté, avec des prestations minimales et socialement stigmatisées (être à l’assistance, ce n’est pas être à l’assurance), et ceci sur le long terme en raison de carrières peu investies (périodes d’emploi entrecoupées, temps partiels, promotions plus difficiles, etc.) et des difficultés qu’elles rencontrent pour se remettre sur le marché du travail. Les inégalités de genre découlant de l’investissement dans l’emploi apparaissent également dans les rentes de vieillesse ; à l’AVS s’ajoutent en effet en Suisse, en raison du système des « trois piliers », des rentes proportionnelles aux cotisations et qui dépendent donc de la carrière. Le genre (comme la classe) rend donc le système de retraite suisse très inégalitaire. Aussi, une analyse de genre des politiques sociales suisses actuelles tend à montrer, pour reprendre une formulation de Christine Delphy, que « dans une situation d’inégalité, un traitement égal est discriminatoire ».
Des traitements différenciés en fonction du sexe ont également lieu dans le cadre de la mise en œuvre des dispositifs. Le personnel de l’État social peut en effet être amené à adapter un dispositif à une situation en fonction d’assignations sociales de sexe ou de constats pragmatiques. Par exemple, selon les normes de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) l’aide sociale prévoit des exceptions à l’obligation d’emploi dans les cas où le ou la bénéficiaire est en charge d’un·e jeune enfant pour autant que le bien de l’enfant soit en vue. Or, ce droit formellement neutre n’est pas activé ou toléré dans les mêmes proportions lorsque le·la bénéficiaire est un homme ou femme.
L’ancrage idéologique de la différence des sexes dans la biologie organise les droits relatifs à la reproduction, certains droits acquis dans ce domaine étant d’ailleurs régulièrement remis en question (p. ex. l’interruption volontaire de grossesse). De plus, l’absence de certains droits favorise la reconduction des rôles sociaux différenciés, en particulier dans la division sexuelle du travail. La Suisse dispose uniquement d’un congé maternité lié à l’activité professionnelle de la mère (il s’inscrit dans les APG). L’allocation est fixée en fonction du salaire antérieur (ce qui pénalise les faibles rémunérations) et dure 14 semaines. Il n’y a donc pas d’assurance protégeant la maternité de manière universelle et, surtout, il n’existe pas de droits (sous forme de congé, d’allocation, etc.) qui concernent les parents en général (pères, parents adoptifs, conjoint·e dans un couple homoparental, etc.). En l’absence de congé parental – ou, mieux encore, d’une nouvelle organisation du travail dans laquelle pourvoir en revenus et pourvoir en care seraient également valorisés et partagés par les hommes et les femmes – le congé maternité peut avoir pour effet de favoriser l’assignation de la mère au travail domestique. La division des rôles dans le couple qui peut en découler ainsi que, du coup, l’obligation morale faite à la mère de « concilier » travail professionnel et domestique tendent alors à reproduire le modèle androcentrique de l’homme gagne-pain ainsi que le moindre accès des femmes aux dispositifs des politiques sociales.
Les dispositifs des politiques sociales peuvent donc bien être théoriquement neutres du point de vue du sexe de la personne à laquelle ils s’appliquent, ils n’en sont pas moins inscrits dans un contexte social qui en oriente tant le contenu que l’application ; inscrits dans une histoire dont ils sont tributaires, ces dispositifs sont également confrontés aux changements sociaux et l’objet de contestations, ce qui les destine à se reconfigurer régulièrement.
Références
Delphy, C. (1991). Penser le genre : problèmes et résistances. Dans C. Delphy (Éd.), L’ennemi principal : penser le genre (vol. 2, pp. 243-260). Paris : Éditions Syllepse.Fraser, N. (1994). After the family wage. Gender equity and the welfare state. Political Theory, 22(4), 591-618.
Modak, M., Messant, F., Keller, V. & Girardin, M. (2013). Les normes d’une famille « juste » dans les interventions des assistantes et assistants sociaux de l’aide sociale publique. Nouvelles Questions Féministes, 32(2), 57-72.