Maltraitance infantile
S’il est difficile de dénombrer les cas d’enfants maltraités – différents travaux de coordination sont en cours en Suisse – on sait que de 1990 à 2015, le nombre d’enfants signalés aux services de protection de l’enfance a fortement augmenté. À Genève, le nombre de cas de maltraitance signalés par le Service Santé Jeunesse est passé de 12 en 1989 à 300 en 2000. De telles augmentations s’observent également en France.
La protection de l’enfance, l’une des missions les plus anciennes de l’État social et qui s’est intensifiée ces dernières décennies, n’a rien d’un phénomène naturel. Elle trouve son origine en Suisse (et en Europe) dans l’adoption de lois inédites et convergentes. À Genève, la loi du 20 mai 1891 permet de priver les parents « indignes » de la puissance parentale. Dès lors, l’État devient, selon Durkheim, « un facteur de la vie domestique » et l’usage de « mauvais traitements à l’encontre des enfants » une déviance. Cette mission sera inscrite dans le Code civil suisse en 1907 (article 307). Elle constitue jusqu’à ce jour le cadre juridique que les professionnels chargés de protéger les enfants sont tenus de rappeler aux familles.
Jusqu’en 1960 pourtant, les « cas d’enfants maltraités » ne font pas l’objet d’une attention publique, cette dernière se concentrant sur la délinquance juvénile. La maltraitance apparaît en 1962 aux États-Unis en tant que « manière de décrire et classifier des actes » lors d’observations de pédiatres comme Henry Kempe qui attirent l’attention sur des blessures infligées de façon répétée à de petits enfants. Rapidement, la préoccupation s’exporte en Europe puis vers l’hémisphère Sud par le biais de conférences internationales. La « cause » gagne encore en visibilité en 1989, lors de l’adoption par les Nations Unies de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Elle reconnaît ce dernier comme sujet de droits particuliers dans une étape spécifique de la vie : notamment celui d’être protégé de toute forme de violence et celui de ne pas être maltraité, mais aussi celui d’être entendu et celui de donner son opinion sur toute question le concernant durant sa minorité, en regard de son intérêt supérieur.
La cause s’institutionnalise progressivement en Suisse : en 1992 paraît un rapport sur l’enfance maltraitée, soulignant pour la première fois « l’ampleur du problème des sévices envers les mineur·e·s », ainsi que « le retard des détections et la faiblesse des interventions ». En 1995, le Conseil fédéral reconnaît la maltraitance comme « thème de politique nationale » et ratifie, en 1997, la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. Cependant, la demande des experts du rapport de 1992 visant à introduire dans la Constitution fédérale l’interdiction des châtiments corporels ne sera pas suivie. À l’instar de la France ou de l’Italie, et à l’opposé de la majorité des pays européens qui ont fait entrer dans la loi l’éducation non violente, en Suisse les autorités politiques n’ont, à ce jour, pas voulu prohiber le châtiment corporel.
Suite à la Convention des droits de l’enfant émerge, dès 1990, une nouvelle sensibilité collective visant à « lutter contre la maltraitance ». De multiples acteur·trice·s participent à la création d’un nouvel intolérable : les politicien·ne·s votent des motions et officialisent ce problème social, les médecins organisent des réunions pour mettre en œuvre de nouvelles procédures en matière de détection, des formations visant à sensibiliser le personnel d’enseignement sont mises en place et de nouvelles méthodes facilitées de signalement, sans « besoin de certitude », sont proposées par les juges aux travailleur·euse·s sociaux·ales. Parallèlement, la définition de la maltraitance évolue, signe de son caractère construit. Dès 1999, la prise en compte des facteurs de risque de maltraitance (à savoir un enfant qui « connaît des conditions d’existence risquant de mettre en danger sa santé ») donne au concept une signification beaucoup plus large. En conséquence, le regard des professionnel·le·s en charge de protéger les enfants s’est aiguisé durant ces dernières décennies, ce qui explique pourquoi le nombre de signalements de cas d’enfants maltraités a explosé dans les cantons suisses.
Ainsi, en se focalisant sur le repérage, la politique de lutte contre la maltraitance a placé au cœur du mandat de protection des travailleur·euse·s sociaux·ales la surveillance accrue des familles. Pourtant, loin de renvoyer uniquement à une dimension morale ou pénale, la maltraitance renvoie aussi – dans une perspective sociologique – à une dimension sociale souvent déniée par les professionnel·le·s eux- et elles-mêmes : celle des inégalités en matière de ressources matérielles et culturelles permettant l’accès au nouveau modèle légitime du savoir-éduquer. Selon les enquêtes, les familles étiquetées maltraitantes appartiennent très majoritairement aux fractions les plus démunies de capital culturel des classes populaires. Ces dernières continuent à privilégier – effet des conditions d’existence qui sont les leurs – des modèles éducatifs plus « autoritaires », à distance du modèle d’autorité négociée et d’autonomie encadrée, promu par les travailleur·euse·s sociaux·ales et qui se trouve en affinité élective avec les valeurs éducatives et les modes de vie des nouvelles fractions des classes moyennes auxquelles ils se rattachent objectivement. En effet, la structuration des méthodes éducatives est d’autant plus rigide que l’on trouve davantage de personnes par pièce habitée. Comportant un caractère de nécessité, ces méthodes permettent alors d’organiser l’existence des familles : l’accent porté sur l’obéissance rend possible la cohabitation entre les générations dans des espaces partagés. Dès lors, les interactions aux guichets des services de la protection de l’enfance ont toutes les chances d’être source d’incompréhensions. Selon les historien·ne·s, l’avènement d’un nouveau modèle éducatif plus permissif et moins autoritaire – qui s’impose en Europe de manière concomitante dès le début des Trente Glorieuses – s’est diffusé inégalement des professions libérales vers les ouvrier·ère·s, ces dernier·ère·s manifestant le plus de difficultés à s’adapter à ces nouvelles normes. Et si, aujourd’hui, les normes éducatives des classes populaires tendent à se rapprocher de celles des classes moyennes, cela tient vraisemblablement au contact prolongé avec les travailleur·euse·s sociaux·ales dont le travail quotidien renforce le processus d’acculturation aux normes dominantes. Il convient toutefois de souligner que cette question des normes éducatives, plus ou moins permissives ou autoritaires, ne s’applique sans doute pas de la même façon à toutes les formes de maltraitance et notamment aux abus sexuels. Quoi qu’il en soit, la perspective sociologique permet de rappeler utilement que toute politique de lutte contre la maltraitance ne peut uniquement agir au niveau des facteurs intra-familiaux de la mise en danger des enfants, mais doit aussi intégrer des politiques de soutien aux familles (crèches, accès au logement, fiscalité) et de lutte contre la précarité économique.
Références
Groupe de travail enfance maltraitée (1992). Enfance maltraitée en Suisse : rapport final. Berne : Département fédéral de l’intérieur.Hacking, I. (2001). La fabrication d’un genre : le cas de l’enfance maltraitée. In I. Hacking, Entre science et réalité : la construction sociale de quoi ? (pp. 171-221). Paris : La Découverte.
Schultheis, F., Frauenfelder, A. & Delay, C. (2007). Maltraitance : contribution à une sociologie de l’intolérable. Paris : L’Harmattan.