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Non-recours

Barbara Lucas


Première édition: December 2020

Le concept de non-recours évoque le fait de ne pas faire valoir ses droits. Dans le domaine des politiques sociales, il a donné lieu à deux définitions. Selon la première, le non-recours renvoie à toute personne éligible à une prestation sociale financière et qui – en tout état de cause – ne la reçoit pas. Dans une perspective plus large, incluant les prestations non financières, le non-recours fait référence à toute personne qui ne bénéficie pas d’une offre de droits et de services à laquelle elle pourrait prétendre.

On distingue quatre catégories de non-recours. La non-connaissance renvoie au fait d’ignorer l’existence d’une prestation ou de se méprendre sur les critères d’éligibilité. Lorsque la prestation n’est pas demandée alors qu’elle est connue, on parle de non-demande. Celle-ci peut être subie (crainte d’être stigmatisé p. ex.) ou choisie (préférences pour d’autres solutions). La troisième catégorie est la non-réception. Dans ce cas, la prestation est connue et demandée, mais elle n’est pas reçue ou seulement partiellement, parce que l’ayant droit se décourage ou suite à des blocages administratifs. Enfin, la non-proposition renvoie aux cas où les agent·e·s des services sociaux omettent de proposer une prestation, volontairement ou par ignorance.

Les premières enquêtes sur le non-recours remontent aux années 1960 en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Des travaux sont ensuite menés en Europe continentale, durant les années 1970 et 1980 en Allemagne et aux Pays-Bas, puis, dès les années 1990, en France. Les recherches confirment l’ampleur et l’étendue de ce phénomène qui concerne des pays aux systèmes de protection sociale différents. Ainsi, les taux de non-recours aux aides financières estimés dans 16 pays européens se révèlent pour la plupart supérieurs à 40 % et concernent une grande variété de prestations (aides sociales, allocations familiales, subsides au logement, etc.).

Les principales raisons du non-recours renvoient au manque d’information, aux coûts ou à la complexité des démarches administratives, ainsi qu’aux barrières sociales. Le non-recours apparaît cependant comme un phénomène très hétérogène, qui concerne de multiples groupes sociaux dans toutes les couches socioéconomiques et résulte d’une combinaison de facteurs. Certaines caractéristiques, comme le fait de vivre dans l’isolement ou d’avoir migré récemment, accroissent la probabilité de ne pas recourir aux prestations.

Par contraste avec celle de ses voisins européens, la littérature sur le non-recours en Suisse est limitée et ce n’est que depuis quelques années qu’une dynamique de recherche se dessine. Les rares données disponibles à l’échelle nationale laissent supposer un phénomène d’ampleur significative. Ainsi, l’OFS estimait en 2009 qu’un bon quart des personnes pauvres ne recevaient aucune aide. Les chiffres les plus précis concernent le canton de Berne, où le taux de non-recours à l’aide sociale atteindrait 26,3 %. Le non-recours se révèle plus faible en milieu urbain que dans les régions rurales, un phénomène attribué à l’anonymat que procurent les villes.

Plusieurs caractéristiques du système helvétique sont susceptibles d’influer sur les formes et l’ampleur du non-recours. Du point de vue politique et institutionnel, l’extrême complexité du régime de protection sociale (fédéralisme, segmentation des domaines de sécurité sociale notamment) représente une entrave à l’accès aux droits. Le manque d’information sur les offres et les procédures, ainsi que le manque de coordination entre les prestataires sont les principaux obstacles identifiés de ce point de vue. Par ailleurs, la protection sociale est marquée par le principe de subsidiarité, selon lequel l’octroi d’une prestation ne se justifie qu’en dernière instance. Dans cet esprit, les prestations ne sont pour la plupart pas versées automatiquement et doivent être demandées, parfois suivant un ordre hiérarchique précis. De même, l’aide sociale n’intervient que lorsque les autres sources d’aide disponibles – famille et prestations sociales – s’avèrent insuffisantes. Enfin, la loi fédérale sur les étrangers contribue à produire du non-recours chez les personnes qui n’ont pas la nationalité suisse, en conditionnant le regroupement familial et le renouvellement des autorisations de séjour ou d’établissement au fait de ne pas dépendre durablement de l’aide sociale. Dans ce contexte marqué par la complexité et la conditionnalité des prestations, les associations jouent un rôle important pour aider les personnes en situation précaire à faire valoir leurs droits.

Au sein des administrations, la lourdeur de la gestion et des contrôles associés aux nombreuses prestations sous conditions de ressources représente une cause possible de découragement pour les ayants droit. De plus, l’organisation locale du système d’aide sociale en Suisse, qui ne favorise pas l’anonymat des démarches, peut se révéler dissuasive et brouille la lisibilité du système, suscitant des craintes, comme celle d’être obligé de rembourser l’aide financière – une obligation dans de nombreux cantons –, ou que les parents, tenus d’aider financièrement leurs proches, soient contactés et appelés à contribuer. Du fait de la grande marge de manœuvre des institutions locales, le type de non-recours varie selon les procédures adoptées. Ainsi, certains services sociaux de Suisse alémanique rencontrent plus d’abandons dès l’accueil, alors que d’autres enregistrent plus de non-réception en fin de parcours.

Du point de vue des normes sociales, le fait d’être dépendant de l’État est en général mal vu dans un pays dominé par les idéologies libérales et conservatrices. Des travaux reportent un sentiment de honte associé à cette perspective. Par ailleurs, un fort stigmate s’attache au fait d’être à l’assistance publique, renforcé par la prégnance du discours sur les « abus ». De ce point de vue, une enquête menée à Berne associe le non-recours à l’importance locale des partis de droite conservatrice ouvertement opposés à l’aide sociale. Ces différents éléments, ainsi que la force de valeurs comme la responsabilité individuelle poussent des personnes dans le besoin à favoriser des solutions alternatives (comme l’endettement).

Enfin, le régime de genre traditionnellement inégalitaire en Suisse pourrait contribuer à l’expression de formes genrées de non-recours. Des entretiens menés auprès de familles à Genève alimentent cette hypothèse, resituant le non-recours dans le cadre d’une expérience genrée de la précarité. Ainsi, la réticence des hommes à demander des aides financières vise d’abord à préserver leur statut symbolique de pourvoyeur de revenu. Par contraste, les femmes relient le non-recours à une inadéquation de l’offre à leur besoin de qualification sociale et d’émancipation.

Dans ce contexte, la question du non-recours a atteint l’agenda politique fédéral au début des années 2000 par l’entremise du problème de l’accès aux droits lié à la complexité du système. En 2004, une étude mandatée par l’Office fédéral des assurances sociales préconise la création de guichets sociaux sur la base des rares expériences cantonales ou communales existantes. Cette orientation s’est poursuivie dans le cadre du Plan national de lutte contre la pauvreté 2014-2018, qui encourage, en plus des guichets sociaux, une information de qualité « en ligne ». La priorité donnée aux problèmes d’accessibilité, aux dépens d’autres grilles de lectures du non-recours, se retrouve à l’échelle des cantons et communes.

Champ de recherche en expansion, le non-recours contribue à alimenter une analyse critique des politiques sociales, selon des perspectives différentes. Du point de vue de l’équité, il révèle les capacités inégales des individus ou groupes sociaux à faire valoir leurs droits tout comme les capacités inégales des dispositifs sociaux à lutter contre ces inégalités. Du point de vue de l’efficience, il questionne la capacité des politiques à atteindre leurs objectifs. En lien avec le développement des politiques d’activation en Europe, l’attention se déplace sur le contenu de l’offre, ses présupposés et ses conditions de réalisation, alimentant une critique plus radicale de la pertinence comme de l’acceptabilité des politiques sociales. Au final, la problématisation du non-recours se révèle éminemment politique, en ce qu’elle convoque des visions différentes de l’État et de l’intervention sociale, mais aussi des publics concernés.

Références

Hümbelin, O. (2016). Nichtbezug von Sozialhilfe : Regionale Unterschiede und die Bedeutung von sozialen Normen. University of Bern Social Sciences Working Papers, 21, online. https://boris.unibe.ch/94881/

Lucas, B., Ludwig, C., Chapuis, J. & Crettaz, E. (2019). Le non-recours aux prestations sociales à Genève : quelles adaptations de la protection sociale aux attentes des familles en situations de précarité ? Genève : Haute École de Travail Social et Haute École de Santé.

Warin, P. (2016). Le non-recours aux politiques sociales. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.

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