Travail «?au noir?»
Le travail « au noir » est une activité professionnelle à caractère licite, rémunérée, non déclarée ou dissimulée, en ce sens qu’elle échappe au contrôle de l’État. On le différencie du travail « au gris », activité rémunérée non entièrement déclarée, par exemple des heures supplémentaires ou des pourboires. En Suisse, cette distinction n’est pas toujours faite. Le travail au noir entre dans la catégorie de l’économie souterraine ou informelle licite. Les activités illicites telles que les trafics d’armes, de drogues ou le proxénétisme n’entrent pas dans cette définition.
Le travail au noir (ou au gris) est illégal dans la mesure où il échappe à la fiscalisation et aux cotisations patronales et salariales des assurances sociales (AVS et chômage notamment). Bien que l’ampleur du phénomène soit très difficile à évaluer précisément, il est avéré qu’il constitue un gros manque à gagner dans les revenus de l’État. Pour 2001, en Suisse, le Conseil fédéral l’estimait à environ 37 milliards de francs, soit 9,3 % du PIB, ce qui place ce pays en queue de peloton des pays de l’OCDE. Le travail au noir touche de très nombreuses activités économiques. Les branches de la construction apparaissent souvent en première ligne, suivies de la restauration, de l’hébergement, du nettoyage et de l’artisanat. Mais d’autres secteurs d’activités connaissent aussi des pratiques économiques non déclarées, en particulier certains services tels que la finance ou la location immobilière. Elles peuvent aussi concerner les activités d’avocats, de dentistes ou d’architectes. À noter que les nouvelles technologies de communication contribuent au développement de certaines activités non déclarées dans la mesure où le contrôle est difficile à mettre en œuvre, par exemple le e-commerce et de multiples autres prestations de services par internet (traduction, mise à disposition de logiciels, tenue de comptabilités, construction de sites web, placements boursiers et autres).
En Suisse le travail au noir semble être moins pratiqué à plein temps, à l’exception de courtes périodes (durant les vacances ou entre deux emplois). Il consiste plutôt en des activités rémunérées « à côté » d’une activité officielle (le soir ou en fin de semaine). Il faut dire que ces dernières années, sans doute en raison de la flexibilisation croissante du marché de l’emploi, le nombre de travaux atypiques (travail à temps partiel, à durée limitée, sur appel, temporaire, en pseudo-indépendance, etc.) a considérablement augmenté en Suisse. Or ce sont ces populations malmenées et ballottées selon les conjonctures ou les bons vouloirs des employeur·euse·s qui constituent une part non négligeable des personnes qui travaillent au noir.
Si les raisons de travailler au noir s’expliquent souvent par les absences ou les carences de formation, et donc l’impossibilité pour la personne qui demande de l’emploi d’être au bénéfice de formations reconnues et légitimées, l’étude de Heim, Ischer et Hainard effectuée en Suisse romande souligne la grande diversité des motivations à recourir au travail au noir. Signalons en premier lieu et de manière non exhaustive, les motivations économiques, certes les plus importantes, qui renvoient au souci de compléter son revenu à améliorer sa condition de vie, à la difficulté de trouver un emploi dans sa branche et à la volonté de certains employeur·euse·s d’éviter les effets de seuils (certaines petites entreprises artisanales ou de services évitent ainsi de dépasser un chiffre d’affaires supérieur à 100 000 pour ne pas avoir à payer de TVA). Puis sont évoquées les motivations de type « administratif », telles que la méconnaissance des lois et des risques courus, l’évitement de lourdes démarches administratives (pour l’employeur·euse) ou encore l’alternative aux contraintes de l’assurance-chômage. Enfin, pour certaines personnes sans emploi, sont mentionnées les motivations psychosociologiques comme l’envie de se sentir valorisé, ou la volonté d’échapper à l’inactivité et aux stigmates de l’aide sociale, ou encore le refus de toute forme de dépendance et le besoin de démontrer sa capacité à se débrouiller par soi-même. De manière plus générale, il convient de préciser que certaines formes de travail au noir découlent de contraintes économiques et financières fortes alors que dans d’autres cas, les personnes concernées tentent d’améliorer leur quotidien au travers d’un complément de revenu. Cette distinction a bien sûr des implications en matière de politique sociale.
En Suisse (comme ailleurs) la lutte contre le travail au noir est difficile à conduire : les moyens disponibles font souvent défaut pour détecter les faux indépendants, les abus de sous-traitances ou les faillites à répétition. Il semble qu’un nombre toujours croissant d’entreprises emploient des personnes non déclarées aux assurances sociales ou ne respectent pas les salaires définis par les conventions collectives. Les commissions paritaires (associations patronales et syndicales) sont insuffisamment équipées pour faire respecter une législation jugée trop bureaucratique et complexe à mettre en œuvre, surveiller efficacement la régularité des permis de travail, contrôler les chantiers, instruire les dossiers à charge et contraindre au paiement d’amendes, par ailleurs souvent considérées peu dissuasives.
Dans un autre domaine, tout aussi significatif, certain·e·s soulignent les carences des assurances sociales et leur lien avec le développement du travail au noir : les indépendant·e·s ne peuvent pas cotiser à l’assurance-chômage et donc ne peuvent pas bénéficier de ses prestations ; certaines personnes en âge de retraite peuvent être contraintes de travailler pour des raisons alimentaires, leurs revenus étant insuffisants ; les rentes des caisses de pension peuvent être très modestes, pour autant qu’il y ait eu la possibilité de cotiser (ce qui n’est pas le cas si les personnes n’atteignent pas un seuil minimal de revenu chez un même employeur·euse). Fait aussi problème l’absence d’assurance obligatoire pour des indemnités journalières en cas de maladie de longue durée. D’une manière générale, toute longue période sans revenu est propice à la prise d’emplois à temps partiel non déclarés. Un autre aspect important à signaler est que par le biais du travail au noir il y a la possibilité d’améliorer ou d’entretenir une employabilité exigée par des employeur·euse·s toujours plus sélectif·ive·s et à la recherche de performances optimales de rendement. Aujourd’hui se retrouver sans activité professionnelle équivaut à une auto- exclusion et incite dès lors à détourner les règles lorsqu’il n’y a pas d’alternative.
Il est manifeste que c’est dans les contextes où les fluctuations de marché sont marquées, où les emplois sont précaires, et où les fragilités humaines sont fortes que la débrouille sous forme de travail au noir prend le dessus.
Références
Conseil fédéral (2002). Message concernant la loi fédérale contre le travail au noir du 16 janvier 2002. Feuille fédérale, 3371-3437.Fontaine, L. & Weber, F. (2011). Les paradoxes de l’économie informelle : à qui profitent les règles ? Paris : Karthala.
Heim, J., Ischer, P. & Hainard, F. (2011). Le travail au noir : pourquoi on y entre, comment on en sort ? Paris : L’Harmattan.