Investissement social
L’État d’investissement social peut être perçu comme une réponse à la critique néolibérale de l’État-providence des années 1980 qui se répercute tant sur le plan du discours et de la légitimation que dans les programmes politiques concrets. Dans l’État-providence keynésien classique, il existe un consensus sur le fait que les dégâts collatéraux de l’économie capitaliste doivent être atténués par des programmes de démarchandisation et que tous les êtres humains devraient pouvoir mener une vie digne. Les critiques néolibérales mettent à mal cet arrangement : selon leurs arguments, la hausse des dépenses sociales diminue la compétitivité des économies ainsi que les incitations pour les bénéficiaires d’allocations sociales à accepter un emploi. Avec l’État d’investissement social, on assiste par conséquent à un glissement du social vers l’économique : les dégâts collatéraux du système économique et les mesures sociopolitiques visant à y remédier ne figurent plus au centre de l’intérêt. En raison de l’abandon de l’objectif du plein-emploi, de la pression concurrentielle internationale accrue et de la primauté accordée à l’équilibre budgétaire des États, on exige de plus en plus que les dépenses de l’État-providence soient justifiées à l’aune d’un calcul coût-bénéfice de rentabilité. Apparu après la phase de développement keynésienne de l’État-providence dans les années 1950-1960 et dans le sillage des politiques de réduction des dépenses des années 1970-1980, l’État d’investissement social est qualifié de « troisième voie ». La promesse de l’État d’investissement social consiste à réconcilier les objectifs d’« égalité » et de « performance économique », perçus comme antithétiques dans la théorie néolibérale. Comme l’explique Gøsta Esping-Andersen, un des principaux défenseurs du concept d’investissement social, en se basant sur le modèle de l’État-providence suédois, l’égalité est tout à fait compatible avec la rentabilité économique, elle en représente même la condition : selon lui, la répartition égale du pouvoir d’achat est le prérequis d’une bonne performance macroéconomique, la politique familiale est un investissement dans le capital humain de demain et la politique sociale préventive diminue les coûts économiques. Le concept de « politique sociale productive » est ainsi présenté comme une tentative de défense des mesures de politique sociale et de redistribution.
Le paradigme de l’investissement social s’accompagne d’une redéfinition des objectifs, des principes et des instruments de l’État social. Il vise à adapter la politique sociale à la nouvelle réalité socioéconomique postindustrielle marquée par l’expansion du secteur des services, l’apparition de branches économiques reposant sur le savoir et l’émergence de nouveaux risques sociaux. Cette redéfinition coïncide avec un renversement des relations entre l’économie et le social : les dépenses sociales ne sont plus perçues comme des postes de dépenses passifs dans l’État d’investissement social, mais constituent un facteur productif en tant que tel. Elles visent à « préparer » au lieu de « réparer ». La contribution de la politique sociale ne se mesure plus en fonction du degré de réduction des inégalités sociales créées par le marché, mais plutôt en vertu de sa contribution à la croissance économique (p. ex. au moyen d’investissements dans le capital humain, par une meilleure formation des travailleurs et travailleuses, etc.).
Alors que la notion d’investissement social a été mobilisée très tôt pour légitimer le développement de l’État-providence social-démocrate suédois, elle ne s’est vraiment imposée qu’avec la formulation d’une « troisième voie » (manifeste Blair-Schröder) par les sociaux-démocrates européens, en lien avec l’adoption du traité de Lisbonne (2000) de l’Union européenne. Elle a ainsi été fortement marquée par l’avènement de la nouvelle social-démocratie promue par un groupe de responsables politiques et de scientifiques.
Globalement, le paradigme de l’investissement social diffuse un message ambivalent par rapport à la politique sociale : afin que l’État-providence ne nuise pas à la compétitivité des économies, mais au contraire la favorise, il faut passer d’un État-providence accordant des aides passives à un État social actif et dynamique. Présentée comme une réponse adéquate aux défis posés par le nouvel ordre économique mondial, par la formation d’une économie mondiale de la connaissance, par les changements démographiques qui menacent la viabilité des systèmes de retraite, la politique d’investissement centrée sur l’enfant cherche à réduire les dépenses dites « passives » (notamment les transferts monétaires en faveur des personnes fortement menacées d’exclusion) au profit d’investissements dans le capital humain de demain.
En Suisse, le paradigme de l’investissement social connaît une application limitée. Ainsi, la recherche présente la Suisse comme une version light de l’État d’investissement social. D’une part, les idées liées au paradigme de l’investissement social ont significativement pesé sur la politique sociale suisse au cours des 10 à 15 dernières années, comme le montre la priorité accordée à l’activation et à la réinsertion professionnelle dans les réformes de l’assurance-invalidité, de l’assurance-chômage et des normes de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS). D’autre part, la portée des mesures de politique familiale et des investissements dans l’éducation de la petite enfance, qui jouent un rôle central dans la stratégie d’investissement social axée sur la prévention, est restée relativement limitée en Suisse. Cela s’explique probablement par l’importance des compétences communales et cantonales dans le champ de la famille et de la petite enfance, ainsi que par le manque de consensus politique en faveur d’un élargissement des mesures de politique familiale.
D’un point de vue général, on observe que la promesse de l’État d’investissement social d’améliorer la compétitivité et d’éviter certains coûts en investissant dans le bien commun fait de plus en plus l’objet de critiques. Dans une publication qui résume l’état de la recherche pour la Suisse, Jean-Michel Bonvin et Stephan Dahmen énumèrent comme points de débat fondamentaux la difficulté à définir ce qu’est un investissement social et à calculer avec précision sa rentabilité, ainsi que le risque de réduction des droits sociaux que la focalisation sur les objectifs économiques de la politique sociale peut entraîner. Dans une perspective de genre, l’universalisation du citizen-worker et la dévalorisation des activités de care qui l’accompagne sont aussi problématiques. En outre, les débats internationaux mettent l’accent sur la faible efficacité de l’État d’investissement social pour faire reculer la pauvreté, notamment parce qu’il existe un gradient social dans le recours aux politiques d’investissement social. La recherche révèle que, dans l’aide sociale suisse aussi, une forme de « logique d’investissement » s’est imposée, qui s’accompagne d’une sélectivité renforcée des offres de l’État social, entraînant un effet Matthieu : on tend alors à donner davantage à ceux qui sont plus favorisés ou moins vulnérables, car ils sont susceptibles de générer des retours sur investissement plus élevés. Ainsi, il existe toujours le risque que les perdants de l’État d’investissement social soient ceux dans lesquels il n’est même plus « rentable » d’investir.
Références
Bonvin, J.-M. & Dahmen, S. (Hrsg.). (2017). Reformieren durch Investieren ? Chancen und Grenzen des Sozialinvestitionsstaats in der Schweiz / Investir dans la protection sociale : atouts et limites pour la Suisse. Zürich : Seismo.Hemerijck, A. (Ed.). (2017). The uses of social investment. Oxford : Oxford University Press.
Morel, N., Palier, B. & Palme, J. (2012). Towards a social investment welfare state ? Ideas, policies and challenges. Bristol : Policy Press.