Risques sociaux
L’émergence de l’État social, telle qu’analysée par François Ewald dans son ouvrage L’État-providence, aujourd’hui classique, repose notamment sur une approche rationnelle du risque, rendue possible par l’accumulation de données relative à la vie collective. Au moment où les risques professionnels augmentaient en raison des développements de la société industrielle, le calcul des probabilités a permis de montrer que leur occurrence et conséquences étaient calculables à l’échelle d’une population. Cette approche a conduit à la mise en place en Suisse et ailleurs d’assurances sociales fondées sur le partage de la compensation du risque entre différents groupes sociaux, contribuant à un fonds commun permettant d’indemniser les victimes. L’analyse systématique des observations récoltées a ainsi transformé différents aléas en des faits objectivés pouvant être gérés à l’aide d’une règle de répartition de la charge et des dommages. Ces mécanismes d’assurance, reflétant une responsabilisation collective face aux problèmes sociaux, ont conduit à la reconnaissance des droits sociaux de différentes catégories de la population (les salarié·e·s, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, les chômeur·euse·s, etc.).
Cependant, dès les années 1970 cette appréciation rationnelle des risques sociaux s’ébranle. Tout d’abord, les conséquences négatives associées aux changements technologiques et socioéconomiques de la société industrielle sont dénoncées comme risque sans aucune possibilité de couverture. La « société du risque », telle que décrite en 1986 par Ulrich Beck, produit des risques (p. ex. le réchauffement climatique, un « accident » nucléaire, etc.) dont l’ampleur globale et le caractère imprévisible dépassent largement la capacité des régimes assurantiels à indemniser les victimes d’éventuels dommages.
D’autres transformations affectant les sociétés occidentales depuis la fin des Trente Glorieuse mettent directement en cause la logique de prévoyance du système de protection sociale. On citera ici certaines de ces transformations. Le vieillissement démographique crée de forts besoins en matière de régimes de retraite, mais aussi en matière de dépendance liée au maintien à domicile. Les transformations économiques ont été caractérisées par une plus forte implication des femmes dans le marché du travail, une plus grande instabilité des trajectoires professionnelles et une flexibilisation des conditions de travail. Le modèle de la famille nucléaire organisée autour de la division genrée des tâches professionnelles et domestiques a également évolué, en raison notamment de l’augmentation des divorces. Dans ce contexte, il est constaté que les mères qui élèvent seules leurs enfants sont particulièrement exposées aux risques de pauvreté, en raison de la difficile conciliation entre activité professionnelle et tâches domestiques. Enfin, l’allongement de la jeunesse est associé à une plus longue dépendance des jeunes envers leurs parents, renforcée par des parcours prolongés de formation, des seuils plus élevés pour l’entrée au marché du travail ainsi que pour certains jeunes par la non-obtention de diplômes scolaires qui affectera durablement leur trajectoire.
Associés à diverses formes de vulnérabilité qui concernent l’ensemble des parcours de vie, ces changements ont généré de « nouveaux risques sociaux ». Ils fragilisent la capacité de prévoyance des personnes les plus vulnérables (chômeur·euse·s en fin de droit, parents célibataires, working poors, etc.) et posent un défi aux mécanismes traditionnels d’intégration sociale par l’emploi. En même temps, il y a un report de la responsabilité collective, inhérente aux régimes assurantiels, vers une individualisation du risque et de l’accompagnement social, basée sur des principes de rationalité économique et soutenue par des appels récurrents à la responsabilité individuelle.
Si depuis 1970 les dépenses sociales en Suisse ont été multipliées par cinq – avec une augmentation plus forte que la croissance économique et en 2012 des recettes supérieures aux dépenses – le système de protection sociale en Suisse demeure centré sur les risques sociaux traditionnels. Ainsi, les comptes globaux de la protection sociale confirment l’importance des dépenses liées à la vieillesse, la maladie et l’invalidité. La faible part des dépenses consacrées aux familles (moins de 10 % des dépenses) reflète, à titre d’exemple, le faible engagement de l’État helvétique par rapport aux défis posés par les transformations sociales des dernières décennies. Il convient de constater que les autorités fédérales oscillent, au détriment de politiques sociales plus égalitaires, entre une approche néolibérale, mettant en avant les limites de la responsabilité de l’État, et le maintien des acquis établis.
Les débats relatifs aux nouveaux risques sociaux doivent être situés dans l’inflation générale du recours à l’idée de risque au cours du XXe siècle. Cette inflation reflète la volonté de maîtriser les aléas futurs, évalués à travers l’analyse systématique des données du passé. Cette démarche initiée autour des mécanismes d’assurances sociales a soutenu la mise en place de dispositifs de gestion des risques dans de nombreux domaines (industries, catastrophes naturelles, transports, médecine…). Associés à une amélioration constante des conditions de vie et du bien-être, ces dispositifs ont influencé les attentes du public envers les institutions et les expert·e·s. C’est ainsi que l’on constate un décalage constant entre la réduction effective des menaces et une croissance exponentielle de la demande de sécurité.
Les sciences sociales ont par ailleurs souligné combien la gestion des risques dépend de l’acceptabilité sociale des risques, qui est définie par des acteur·trice·s sociaux·ales dans un contexte spécifique. Autrement dit, la définition des risques à prévenir et à compenser est contingente, amenant à des débats entre visions antagonistes. La question des « nouveaux risques sociaux » renvoie à des approches normatives définissant ce que l’État devrait faire ou ne pas faire pour assurer la protection des citoyens et citoyennes. Ainsi, la dénonciation des abus à certaines assurances sociales (chômage, invalidité et aide sociale) rend compte de ces valeurs, associées à des visions différentes de la responsabilité individuelle et collective. Le contrat social qui se met en place autour de la gestion des risques ne résulte donc pas simplement de la capacité à prédire les aléas du futur, mais d’un choix de société qui parvient à s’imposer à un moment donné.
Références
Bertozzi, F., Bonoli, G. & Gay-des-Combes, B. (2005). La réforme de l’État social en Suisse : vieillissement, emploi, conflit travail-famille (2e éd. mise à jour). Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.Office fédéral de la statistique (2015). Rapport social statistique 2015. Neuchâtel : Office fédéral de la statistique.
Ranci, C. (Ed.) (2010). Social vulnerability in Europe : the new configuration of social risks. Basingstoke : Palgrave Macmillan.