Aide sociale et genre
Version originale en allemand
Depuis le tournant des mesures d’activation prises à la fin des années 1990, on attend des bénéficiaires de l’aide sociale en capacité et en âge de travailler qu’ils·elles recherchent et acceptent toute activité professionnelle raisonnable ou qu’ils·elles soient prêts à participer à des programmes d’intégration. Dans les normes CSIAS, les mesures d’intégration professionnelle et sociale sont considérées comme des investissements censés apporter un bénéfice à la société ainsi que des avantages aux personnes concernées. Le travail de care non rémunéré traditionnellement accompli par les femmes pour leur famille (les soins aux enfants et aux personnes dépendantes et les tâches ménagères) ne justifie pas en soi une exonération du devoir d’intégration. Du point de vue du genre, la réorientation de l’aide sociale pose deux questions fondamentales. Premièrement, si l’aide sociale se focalise tellement sur l’intégration professionnelle, quelle valeur accorde-t-elle au travail de care non rémunéré au sein de la famille ? Deuxièmement, on peut se demander si les deux sexes profitent dans une même mesure de cet encouragement propagé par les mesures d’intégration.
Dans l’aide sociale, l’ensemble du foyer représente l’unité économique de référence. Les revenus de tous les membres de la famille sont inclus dans le budget ; les deux sexes sont donc en principe considérés comme des pourvoyeurs potentiels. Du point de vue de la couverture des besoins de base, le travail de care représente surtout un obstacle professionnel : celui ou celle qui assume les responsabilités familiales perd en flexibilité pour le marché du travail. Le modèle du double revenu est aussi à la base du paradigme sociopolitique des investissements sociaux auxquels font référence les normes CSIAS (voir ci-dessus). Ici, la promotion du capital humain par la société joue un rôle prépondérant. C’est pourquoi, outre l’incitation à l’« employabilité » des adultes, on insiste tant pour créer les conditions favorables au développement des enfants, qui constituent le futur potentiel de main d’œuvre. Selon cette logique, il faudrait donc trouver en permanence le bon équilibre entre potentiel de revenu et potentiel de care dans le ménage : les parents doivent-ils travailler davantage à l’extérieur de la maison et gagner plus d’argent, ou rester à la maison pour s’occuper de l’éducation des enfants ? Dans leur dernière version de 2017, les normes de la CSIAS donnent clairement la priorité au travail rémunéré : une activité lucrative ou la participation à des mesures d’intégration est à prévoir au plus tard à la fin de la première année de vie du plus jeune enfant (section C.1.3). Alors qu’auparavant, elles fixaient cette échéance aux trois ans du plus jeune enfant pour les familles monoparentales, il n’y a plus de règle spéciale aujourd’hui pour ces dernières. Dans la même section, il est stipulé que les coûts de garde extrafamiliale des enfants doivent être pris en charge si les parents ont une activité lucrative, cherchent activement un emploi ou participent à une mesure d’intégration. Mais le travail de care lui-même n’ouvre pas droit à des prestations financières supplémentaires. Par conséquent, le supplément d’intégration introduit en 2005 pour les personnes élevant seules leurs enfants et qui ne peuvent exercer d’activité à l’extérieur du foyer en raison de leurs responsabilités familiales a été supprimé dès 2016 dans les normes CSIAS, en même temps qu’un supplément pour le soin aux proches.
Des études empiriques ont montré que dans le cadre de leurs consultations, les travailleur·eus·s sociaux·ales traitent la répartition du travail professionnel et du travail de care entre les sexes de manière ambivalente. En vue de la sortie du ménage de l’aide sociale par l’activité professionnelle, ils·elles préconisent théoriquement le travail des deux conjoints. Cependant, ils·elles ne vont pas jusqu’à remettre en question la traditionnelle répartition du travail afin d’optimiser les revenus du ménage, en visant par exemple l’emploi à plein temps des deux parents ou en inversant les rôles dans le cas où la femme aurait de meilleures opportunités professionnelles ou de revenu. On privilégie plus souvent le modèle modernisé constitué d’un pourvoyeur masculin et d’une femme au foyer, dans lequel l’homme travaille à temps plein et la femme travaille à temps partiel et assume l’éducation des enfants. Car comme toujours, le travail de care est en principe dévolu aux femmes. Par conséquent, le fait de concilier travail professionnel et vie de famille n’est considéré comme un problème que pour les femmes. Lorsqu’une femme (élevant seule ses enfants) souhaite rechercher rapidement un emploi ou participer à une mesure d’intégration, elle est plutôt freinée qu’encouragée au nom du bien-être des enfants. On y voit également un certain pragmatisme : étant donné l’inégalité des sexes au niveau des salaires, il est fort probable que l’homme pourra gagner plus que la femme, et au vu du niveau élevé des frais d’accueil extrafamilial des enfants, il n’est pas forcément rentable que les deux parents partent travailler, surtout si leurs salaires sont peu importants. Dans la mesure où les femmes sont d’abord considérées comme des mères et ensuite seulement comme des personnes professionnellement actives, elles semblent aussi moins encouragées. Les données relatives aux mesures d’intégration de l’aide sociale sont peu nombreuses et peu différenciées. Mais il apparaît que les femmes, et particulièrement les femmes étrangères, sont clairement sous-représentées dans les programmes recensés par les statistiques de l’aide sociale.
L’aide sociale en tant que dernier maillon de la sécurité sociale soutient et conseille les personnes particulièrement vulnérables en situation de précarité et intervient directement dans leur mode de vie. Elle doit par conséquent exercer son pouvoir de manière réfléchie et avec retenue. Pour que l’aide sociale garantisse une égalité entre les sexes, il faut donc éliminer les obstacles à un modèle familial égalitaire, sans imposer aux bénéficiaires un quelconque modèle familial et de répartition des rôles. L’activité professionnelle et le travail de care doivent être reconnus comme des contributions de même valeur au bien-être de la famille et de la société. Le fait d’assumer le travail de care ne doit donc pas être pénalisant. D’un point de vue financier, le manque à gagner lié aux opportunités professionnelles perdues doit être compensé par un supplément substantiel, et des incitations à l’activité lucrative des deux conjoints doivent être mises en place grâce à des franchises sur le revenu. Il convient en outre de s’assurer que les bénéficiaires des prestations d’aide sociale devant assumer un travail de care ne soient pas exclu·e·s de la promotion professionnelle, mais en même temps, que les femmes et les hommes puissent choisir d’assumer eux·elles-mêmes le soin aux enfants et aux proches sans avoir à en pâtir.
Références
Modak, M., Messant, F. & Keller, V. (2013). Les normes d’une famille « juste » dans les interventions des assistantes et assistants sociaux de l’aide sociale publique. Nouvelles questions féministes : revue internationale francophone, 32(2), 57-72.Nadai, E., Canonica, A. & Hauss, G. (2013). Investieren, Aktivieren, Profitieren : Berufliche Eingliederung als Frauenförderung ? Olten : Hochschule für Soziale Arbeit.
Stutz, H. & Knupfer, C. (2012). Sozialhilfe. In H. Stutz & C. Knupfer (Hrsg.), Absicherung unbezahlter Care-Arbeit von Frauen und Männern. Anpassungsbedarf des Sozialstaats in Zeiten sich ändernder Arbeitsteilung (S. 99-111). Bern : Eidgenössisches Büro für die Gleichstellung.