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Politique sociale

Jean-Michel Bonvin, Pascal Maeder


Première édition: December 2020

Nous pouvons distinguer trois composantes principales de la politique sociale : un premier cercle englobe les transferts de revenu en faveur des personnes affectées par un risque social – ce sont les assurances sociales – ou en situation de pauvreté – c’est l’assistance sociale ; un deuxième cercle comporte toutes les interventions liées au besoin de soutien des personnes en fonction de leurs situations de vie spécifiques, il inclut les politiques de formation, de santé et de logement, ainsi que les politiques du marché du travail et de la famille ou encore la politique fiscale ; un troisième niveau envisage la politique sociale comme une politique transversale à l’ensemble des champs de l’action publique, dans la mesure où les questions de justice sociale sont partout présentes (on peut penser p. ex. à la politique de l’environnement, des transports, à la politique monétaire ou encore la politique de la recherche).

On le voit, la politique sociale peut poursuivre une diversité très grande d’objectifs allant du soutien aux populations démunies – avec un double souci d’aide et de contrôle – à la volonté de promouvoir leur insertion sociale et professionnelle dans les meilleures conditions, tout cela dans un cadre où les questions d’équilibre budgétaire et de cohésion sociale jouent un rôle souvent important. Par ailleurs, l’élaboration et la mise en œuvre de la politique sociale peuvent impliquer de nombreux acteur·trice·s public·que·s et privé·e·s (État, entreprises, partenaires sociaux, ONG au service d’une cause sociale ou environnementale, etc.), que ce soit aux échelons national, cantonal ou local : elle peut ainsi être considérée comme une prérogative de l’État ou, au contraire, faire l’objet de discussions et compromis entre acteur·trice·s public·que·s et partenaires sociaux ·ales; dans le même esprit elle peut donner une place plus ou moins importante aux acteur·trice·s locaux·ales ou encore viser à une centralisation en vue de garantir une uniformité de traitement sur tout le territoire national. Cette pluralité des acteur·trice·s débouche sur une très grande diversité des moyens d’action mobilisés (où l’État joue un rôle plus ou moins grand, à côté du marché, de la famille et des associations). La politique sociale se caractérise ainsi par une très grande diversité des régimes ou configurations d’État social, qui a donné lieu à de nombreux travaux de recherche visant à ordonner cette diversité au travers de l’élaboration de typologies dont la plus connue est sans doute celle d’Esping-Andersen (voir concept Régimes d’État-providence [de Protection sociale]).

En Suisse, la politique sociale s’est mise en place avec l’appui indispensable des partenaires sociaux, ce qui s’est notamment concrétisé à travers le rôle charnière joué par la grève générale de 1918. Ce vaste mouvement social qui a ses origines dans la question et les luttes sociales des décennies précédentes a en effet permis de donner une priorité au développement des politiques sociales. Cependant, le système institutionnel helvétique et la nécessité d’inscrire dans la Constitution le principe d’une intervention fédérale avant de pouvoir la concrétiser par l’adoption d’une loi ad hoc, ont considérablement retardé ce processus de développement. Le rôle des partenaires sociaux dans le déploiement de l’État social suisse a été crucial à toutes les étapes, ainsi que l’illustre leur implication étroite dans le cycle d’élaboration des politiques publiques, où la menace du référendum a constamment agi comme un aiguillon puissant en faveur de l’adoption de compromis. Ainsi, le temps du compromis a souvent imposé son rythme comme en témoigne la mise en œuvre tardive de l’assurance-chômage (seulement en 1984) ou de l’assurance-maternité (2005). L’importance des acteur·trice·s syndicaux·ales et patronaux·ales et des acteur·trice·s de l’économie privée se traduit aussi dans leur participation active à la gestion des assurances sociales, notamment en lien avec le chômage, la retraite et la santé. Le système suisse se présente comme une combinaison entre institutions publiques et privées, avec des modalités de financement également plurielles. Cette caractéristique ne favorise pas sa cohérence d’ensemble.

La politique sociale suisse contemporaine se caractérise par un certain nombre de spécificités. Tout d’abord la volonté de réintégrer les personnes sur le marché du travail a toujours été un objectif central, soulignant par là le rôle secondaire de la politique sociale de compensation financière. Le vecteur d’intégration premier est en effet le marché du travail et la politique sociale doit préparer l’intégration professionnelle des publics n’ayant jamais exercé d’emploi ou faciliter voire accélérer le retour sur le marché du travail de ses bénéficiaires. Ce n’est que lorsque la capacité de travail est absente, en raison d’une invalidité durable ou d’un âge trop avancé par exemple, qu’un soutien financier à long terme peut être envisagé. Ce primat de la réintégration professionnelle sur le soutien du revenu est une constante de la politique sociale suisse. Cet objectif est d’ailleurs largement partagé par les associations d’employeur·euse·s et les syndicats de travailleur·euse·s qui tous deux apportent leur soutien aux mesures d’insertion et d’activation des bénéficiaires de l’assurance-­chômage, l’assurance-invalidité et l’aide sociale notamment. Dans ce cadre l’intervention sur l’offre de main-d’œuvre est privilégiée, dans la mesure où la Suisse affiche une réticence forte à toute action keynésienne de soutien à la demande d’emplois. Sur le versant de la demande, l’action de l’État doit viser à assurer les conditions-cadres de la compétitivité de l’économie et des entreprises tandis que, sur le versant de l’offre, la politique sociale est conçue comme un instrument d’incitation, voire de contrainte si nécessaire, à reprendre un emploi.

Ensuite, la politique sociale suisse affiche constamment son souci de l’équilibre des finances publiques. La plupart des réformes récentes des assurances sociales sont ainsi justifiées par la nécessité d’assainir leurs comptes en vue de garantir leur viabilité à long terme. Cette spécificité rend difficile la mise sur pied d’un État social qui investirait massivement dans le développement de certaines prestations. Ainsi, la Suisse s’est longtemps caractérisée par un sous-développement des politiques familiales, notamment dans le domaine des crèches et jardins d’enfants où le nombre de places est notoirement insuffisant. Depuis le début des années 2000, une politique d’impulsion a été mise en place, mais en raison de cette prudence budgétaire elle reste d’ampleur modeste et le rattrapage se fait à petits pas. De même, les politiques d’activation mises en place depuis les années 1990 privilégient le plus souvent des mesures peu coûteuses et de court terme, ainsi qu’en témoigne le pourcentage du PIB consacré à ces dépenses qui est peu élevé en comparaison des pays scandinaves par exemple. Le soutien à l’insertion professionnelle passe donc surtout par la confiance placée dans la capacité des acteur·trice·s du marché à créer des emplois en suffisance plus que par un investissement massif dans le développement du capital humain.

En troisième lieu, la politique sociale suisse tend à privilégier les solutions locales, qu’elles soient privées ou publiques. L’importance accordée au principe de subsidiarité, qui veut qu’une intervention plus proche des personnes concernées soit aussi plus efficace, ainsi que le souci d’équilibrer les finances publiques, qui se caractérise souvent par des transferts de charge aux niveaux inférieurs, renforcent cette tendance. On voit ainsi que les réformes des assurances sociales se traduisent souvent par des reports de dépenses à l’échelon des cantons et des communes, lesquels à leur tour tentent d’impliquer la Confédération plus largement afin de contenir le niveau de leurs propres dépenses. Les débats actuels autour de l’assurance-invalidité ou des régimes de prestations complémentaires illustrent ce phénomène. Dans le même sens, certaines réformes récentes impliquent une forme de familialisation de la politique sociale, dans la mesure où les tâches qui ne sont plus assumées par l’État doivent dès lors être prises en charge par la famille ou les proches, à l’image des processus de désinstitutionnalisation que l’on peut observer dans le domaine de la prise en charge des personnes âgées par exemple.

Enfin, la politique sociale suisse s’est construite autour d’une vision standardisée du parcours de vie caractérisée par la tripartition école (jusqu’à 20 ans), emploi (de 20 à 65 ans), retraite (au-delà de 65 ans) et par la division sexuelle du travail, laquelle se traduit par exemple par un accès plus difficile aux droits sociaux pour les personnes travaillant à temps partiel, le plus souvent des femmes, ou encore la non-reconnaissance du travail domestique comme source de droits sociaux. Dans le contexte actuel, ces deux éléments structurants de la politique sociale sont largement remis en question. D’une part, la durée des études s’allonge, la transition école/emploi se complexifie, la linéarité des parcours professionnels est remise en question (donnant lieu à des trajectoires de plus en plus souvent discontinues), le passage à la retraite doit parfois être anticipé, etc. Ainsi, la politique sociale suisse est appelée à donner une importance croissante à la question des transitions ainsi qu’en témoigne l’accroissement actuel des mesures dites de transition I et II en faveur des jeunes sans formation certifiée. D’autre part, la remise en question de la division sexuelle du travail (homme gagne-pain, femme en charge des tâches familiales), qui était sous-jacente à la construction d’un État social octroyant des droits propres aux hommes et des droits dérivés aux femmes, ainsi que la fragilisation de la cellule familiale, questionnent la vision genrée traditionnelle de l’État social suisse. Des réformes telles que l’adoption du splitting ou encore du bonus éducatif dans l’AVS témoignent d’une prise de conscience à cet égard, mais elles restent d’ampleur limitée.

Confrontée à ces divers défis (insertion sur le marché du travail, équilibre des finances publiques, souci de subsidiarité, prise en compte de parcours de vie pluriels), la politique sociale suisse se situe à un tournant qui peut la mener aussi bien à des solutions de repli (réduction des prestations en vue de préserver l’équilibre des finances publiques) ou à des visions plus innovantes et porteuses de progrès. Comme l’illustre la diversité des réformes récemment adoptées en Suisse, si la politique sociale peut être un vecteur de progrès via le développement de la politique de la petite enfance par exemple, elle peut aussi contribuer à renforcer la vulnérabilité des personnes en réduisant les prestations et services rendus et en les soumettant à des conditionnalités qui peuvent redoubler le sentiment de stigmatisation et de honte de ses bénéficiaires.

Références

Bonoli, G. (2014). Politiques sociales. In P. Knoepfel, Y. Papdopoulos, P. Sciarini, A. Vatter & S. Häusermann (Éd.), Handbuch der Schweizer Politik / Manuel de politique suisse (5., völlig überarb. und erw. Aufl., S. 805-826). Zürich : Verlag Neue Zürcher Zeitung.

Bonvin, J.-M., Gobet, P., Rossini, S. & Tabin, J.-P. (2015). Manuel de politique sociale (2e éd.). ­Lausanne : Éd. ÉÉSP.

Knöpfel, C. (2015). Sozialstaatliche Rahmenbedingungen in der Schweiz. In B. Wüthrich, J. Amstutz & A. Fritze (Hrsg.), Soziale Versorgung zukunftsfähig gestalten (S. 23-35). Wiesbaden : Springer VS.

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