Assurances sociales et genre
Les premières assurances sociales adoptées au début du 20e siècle visaient essentiellement une protection des hommes en tant que soldats (assurance militaire fédérale, 1901) ou travailleurs (assurance fédérale en cas de maladie et d’accidents, 1911 ; assurance-chômage fédérale, 1924). Calqués sur le modèle familial de l’« homme gagne-pain » et de la « femme au foyer », les critères d’accès aux assurances sociales ont été construits sur la base des normes d’emploi masculines (régulier, à plein temps) et la non-prise en compte du travail domestique réalisé essentiellement par les femmes dans le cadre familial. De plus, des formes féminines d’emploi, telles que le travail dans des entreprises familiales (agricoles ou autres), le travail à domicile ou dans des secteurs fortement féminisés (dont le service de maison) ont souvent été exclues d’une protection sociale. Les femmes mariées ont été particulièrement pénalisées dans l’accès aux prestations sociales. L’assurance-vieillesse et survivants (AVS) adoptée en 1947 n’octroyait pas de rente à la femme mariée mais une rente supérieure à son mari. À la même période (de 1942 à 1951), les femmes mariées sont également exclues de l’assurance-chômage. Ces exclusions ou ces droits dérivés, ainsi que le très faible développement de la politique familiale, ont contribué à situer la Suisse parmi les pays à forte adhésion au modèle familial traditionnel de l’épouse au foyer et de l’homme gagne-pain.
À partir des années 1980-1990, suite à un renouveau des mobilisations féministes et de leur institutionnalisation dans des politiques d’égalité, ainsi qu’à d’importantes transformations de l’emploi féminin (salarisation, généralisation du temps partiel), le modèle familial sur lequel se basent les dispositifs assurantiels change : les deux conjoints travaillent, l’homme à plein temps et la femme à temps partiel. Des révisions des assurances sociales reflètent ce changement de modèle familial tout en participant à renforcer cette nouvelle norme d’activité féminine. Au niveau de l’assurance-chômage, la loi de 1982 assouplit l’exigence de régularité de l’emploi, améliore la protection en cas d’emploi à temps partiel et de maternité. Au niveau des retraites, la 10e révision de l’AVS (1997) instaure un système de rente individuelle moins dépendante de l’état civil, des bonifications pour tâches éducatives, une amélioration des rentes en cas de veuvage et le splitting (calcul de la rente sur la base d’un partage des revenus que les deux époux ont acquis pendant leurs années de mariage). Des féministes ont toutefois critiqué l’élévation de l’âge de la retraite de 62 à 64 ans. Le nouveau droit du divorce entré en vigueur en 2000 a amélioré le partage des prestations de la prévoyance professionnelle (LPP) entre époux. Enfin, l’introduction de la loi sur l’assurance-maladie en 1994 supprime la possibilité d’exiger des femmes des primes plus élevées (jusqu’ici justifiées par les coûts inhérents à la maternité).
Ces changements intervenus au cours des années 1980-1990 ainsi que l’adoption d’un congé maternité fédéral en 2004 constituent des progrès en matière de protection des salariées et de réduction des inégalités. Les dispositifs actuels restent toutefois basés sur des critères et des normes d’emploi qui continuent à prétériter les femmes, qui se retrouvent surreprésentées dans les emplois à temps partiel, les contrats à durée déterminée, le travail sur appel et autres formes d’emploi dites « atypiques ». La 4e révision de l’assurance-chômage de 2010, en augmentant de 12 à 18 le nombre de mois de cotisation nécessaires pour bénéficier de 400 indemnités de chômage (environ 18 mois) renforce l’exigence de régularité et de stabilité de l’emploi qui pénalise particulièrement les femmes. Au niveau des retraites, les bas salaires, majoritairement féminins, n’ont pas accès à la prévoyance professionnelle (LPP) et ont encore moins la possibilité de cotiser à la prévoyance privée. Si l’AVS est le pilier le moins discriminant, les propositions récurrentes d’élévation de l’âge de la retraite des femmes vont dans le sens de limiter son caractère favorable aux femmes et à l’égalité.
L’emploi, en particulier le salariat, reste au centre du dispositif assurantiel. Les mesures prises concernant la prise en compte du travail domestique reflètent plus des réajustements dans la gestion de la division sexuée du travail qu’une remise en cause de celle-ci. La disposition concernant la « période éducative » au niveau de l’assurance-chômage est un bon exemple. Introduite en 1996, cette disposition permet de considérer le temps consacré à l’éducation de ses propres enfants comme du temps de cotisation pouvant ouvrir un droit à une indemnité en cas de chômage. Elle est toutefois soumise à une condition de ressource, ce qui reflète plus une volonté d’assister les familles pauvres que de reconnaitre le travail domestique. En 2002, la disposition est révisée : d’une part le critère du besoin économique est supprimé, d’autre part la « période éducative » n’est plus considérée comme du temps de cotisation, mais prolonge la période pendant laquelle il faut prouver un nombre suffisant de mois de cotisation. Il ne s’agit plus de protéger les familles pauvres, mais d’encourager le retour relativement rapide des mères sur le marché de l’emploi. La reconnaissance du travail domestique reste fort limitée, car c’est uniquement le travail rémunéré qui compte pour l’ouverture d’un droit aux indemnités. C’est le cas également au niveau du congé maternité fédéral, qui ne s’adresse qu’aux salariées et indépendantes qui peuvent prouver avoir travaillé durant au moins cinq mois pendant la période précédant l’accouchement. La mère doit également être en emploi ou inscrite au chômage au moment de l’accouchement. Ce n’est donc pas la maternité qui est assurée et indemnisée, mais l’interruption (supposée momentanée) d’un emploi rémunéré. Parmi les derniers pays européens à avoir introduit un congé maternité (2004), la Suisse n’accorde des prestations qu’aux mères, alors que plusieurs États prévoient des congés parentaux plus ou moins longs (de 6 mois aux Pays-Bas, jusqu’à 3 ans en Suède). D’un point de vue des assurances sociales suisses, l’éducation des enfants reste une prérogative féminine, ce qui est confirmé par les fortes réticences vis-à-vis de l’établissement d’un congé paternité au niveau fédéral. Depuis 2005, le dispositif de l’allocation perte de gain (APG), initialement prévue pour les militaires, finance une allocation maternité de 14 semaines, déchargeant ainsi financièrement la majorité des employeur·euse·s qui offrait déjà des prestations similaires, voire supérieures. Cela s’est traduit par un élargissement du cercle des assurées, mais pas nécessairement par une amélioration des prestations pour les mères qui étaient déjà assurées. Les modalités de calcul des prestations de l’allocation maternité, 80 % du revenu plafonné, sont les mêmes que celles de « l’allocation de base » de l’APG pour les militaires. Cependant, contrairement aux mères, les militaires avec enfants à charge peuvent compter sur une « allocation pour enfant » qui se rajoute à l’allocation de base. De plus, l’APG militaire prévoit une allocation minimale (qui n’existe pas dans l’APG maternité) qui est octroyée également aux militaires non actifs professionnellement. Cette comparaison montre bien que la sécurité sociale suisse n’accorde pas la même reconnaissance sociale à la maternité qu’au service militaire. De plus, la charge domestique qui découle de la maternité est utilisée pour remettre en cause le droit des mères à des prestations en cas de chômage. Un rapport du SECO de 2006 constate des pratiques discriminantes de la part des Offices régionaux de placement, qui consistent à exiger des chômeuses des preuves de solutions de garde pour leurs enfants, alors que rien n’est demandé aux pères au chômage. Les dispositifs et les pratiques sur lesquels reposent les assurances sociales ne sont donc pas neutres d’un point de vue du genre.
Références
Studer, B. (2014). Genre et protection sociale. Dans A. Brodiez-Dolino & B. Dumos (Éd.), La protection sociale en Europe au XXe siècle (pp. 101-120). Rennes : Presses universitaires de Rennes.Togni, C. (2015). Le genre du chômage : assurance chômage et division sexuée du travail en Suisse (1924-1982). Lausanne : Antipodes.
Wecker, R. (2009). Ungleiche Sicherheiten : Das Ringen um Gleichstellung in den Sozialversicherungen. In Schweizerischer Verband für Frauenrechte (Hrsg.), Der Kampf um gleiche Rechte (S. 185-194). Basel : Schwabe.