Citoyenneté
La citoyenneté est un concept qui a à la fois une dimension empirique et une dimension morale, ce qui le rend par nature politiquement controversé. La citoyenneté incarne en effet des idéaux d’émancipation, d’égalité et de liberté qui, ultimement, déterminent les principes de légitimation des institutions, des politiques publiques et des réformes sociales. Ces idéaux sont thématisés par différentes philosophies politiques de la citoyenneté (p. ex. républicaine ou libérale). Celles-ci donnent un sens aux représentations et aux lois concernant la façon dont les citoyen·ne··s devraient être et fonctionner dans l’espace public. Ces philosophies permettent de penser les incarnations concrètes de la citoyenneté, notamment les ressources légales, politiques, symboliques et matérielles auxquelles la citoyenneté donne accès. De ce point de vue, elle peut être définie comme le statut unissant un individu à un État et à une communauté politique ou nationale, avec la palette de droits et de devoirs s’y rattachant. Cette palette peut être très différente en fonction des modèles philosophiques de citoyenneté qui s’imposent dans un contexte politique particulier (p. ex. le modèle solidariste français en opposition au modèle libéral des États-Unis).
Selon la typologie canonique proposée par Thomas H. Marshall quelques années après la Seconde Guerre mondiale, la citoyenneté se compose de trois ensembles de droits. À savoir : les droits civils, les droits politiques et les droits sociaux. Les premiers concernent les libertés des individus, comme la liberté de croyance, d’expression et de religion, et leur protection contre l’ingérence de l’État. Les deuxièmes permettent la participation à l’exercice de la souveraineté politique et sanctionnent l’égalité des citoyennes et citoyens en ce qui concerne leur expression de la volonté politique (par un vote ou une élection). Enfin, les droits sociaux concernent les protections dont jouissent les individus face au chômage, la maladie, la vieillesse ou la détresse économique. Institués surtout au XXe siècle, ces trois ensembles de droits forment le socle de l’État social et des politiques redistributives qui s’y réfèrent. Pour certains, une quatrième dimension s’est désormais ajoutée lors des trois dernières décades, à savoir les droits culturels, visant la protection de groupes culturels et de leurs pratiques. Par la mise en place de politiques multiculturelles, des pays tels que le Canada ont en effet mis en place des droits des minorités sur base culturelle.
Aux droits correspondent aussi des obligations. Traditionnellement, en Suisse, pour les hommes le service militaire était vu comme une obligation (inspirée du citoyen soldat envisagé par Jean-Jacques Rousseau). Le paiement des impôts est aussi une forme d’obligation, stipulant la nécessité que les citoyennes et citoyens participent au financement des biens publics, comme l’est le fait de respecter la loi. Au-delà de ces obligations formelles, il est important de préciser que les obligations de citoyenneté déploient particulièrement leur rôle dans le processus de naturalisation ou d’obtention du permis de résidence. Les résident·e·s étranger·ère·s doivent en effet respecter la loi, ne pas être à la charge de l’assistance ou encore faire preuve de leur volonté d’intégration. En ce sens, l’acquisition de la citoyenneté implique de fortes obligations, laissant souvent un pouvoir discrétionnaire aux autorités pour évaluer les attitudes des personnes.
Pour Marshall, la citoyenneté se révèle être un statut intimement égalitaire, en mesure de réduire les inégalités socioéconomiques et politiques injustes inhérentes à une communauté donnée. En ce sens, la citoyenneté représente une catégorie fondamentale pour réaliser l’idéal d’une communauté nationale stable, démocratique et juste. Les droits civils, politiques et sociaux de citoyenneté jouent un rôle crucial pour promouvoir l’intégration sociale et politique. Ils permettent le fonctionnement de la démocratie et l’exercice de la souveraineté politique. Car l’exercice de la citoyenneté politique implique aussi bien les libertés protégées par les droits civils que les ressources provenant des droits sociaux. Les ressources de citoyenneté sociale constituent en effet des préconditions importantes pour que l’exercice des droits civils ou une participation effective des citoyen·ne·s puissent s’accomplir.
Dans une perspective diachronique, la palette de droits et d’opportunités rattachés à la citoyenneté n’est pas fixe, mais elle fait l’objet d’élargissements ou de reculs en fonction des contingences politiques, sociales ou économiques. Contrairement à la vision de Marshall, en effet, les droits de citoyenneté en Suisse ne suivent pas un développement nécessairement linéaire et acquis une fois pour toutes. Par exemple, malgré une tradition de démocratie directe (au niveau fédéral, avec le droit de référendum en 1874 et le droit d’initiative populaire en 1891) qui fait de la Suisse un cas pratiquement unique au monde, le suffrage universel incluant le droit de vote des femmes au niveau fédéral n’est introduit qu’en 1971 par votation populaire. Par le biais de l’exercice des droits démocratiques, les citoyennes et citoyens suisses peuvent modifier la Constitution fédérale (sauf le droit impératif), ce qui peut entraîner des restrictions de certains droits civils (comme l’interdiction de construire des minarets en 2009) ou sociaux (p. ex. la révision de l’assurance-chômage votée en 2010). C’est particulièrement le cas en ce qui concerne la citoyenneté sociale. Les droits sociaux et les prestations qui en découlent, en portant souvent sur des situations particulières qui n’affectent pas nécessairement l’ensemble des citoyen·ne·s, se démarquent du caractère formel et à prétention universelle des droits civils et politiques. Cela rend les prestations sociales sujettes aux aléas des rapports de force politiques ou de la conjoncture économique. Il en découle que, dans les démocraties occidentales, le risque de dégradation de ce que Robert Castel nomme la citoyenneté sociale, prônée par des forces politiques néolibérales ou imposée par des contraintes économiques, budgétaires ou de compétitivité, constitue une menace pour la citoyenneté dans son ensemble et pour sa fonction de légitimation des décisions collectives.
La définition des ressources et des modalités matérielles et symboliques permettant de préserver la dignité individuelle et sociale est fortement débattue en Suisse. Elle cristallise ainsi les oppositions entre les forces politiques de droite prônant, d’une part, la réduction de l’intervention de l’État dans la distribution de prestations sociales, et, d’autre part, celles de gauche qui estiment que l’État doit jouer un rôle fondamental dans la protection des droits et des prestations sociales. En vertu des droits populaires, par ailleurs, plusieurs enjeux relatifs à la citoyenneté sociale font l’objet de votations populaires, et donc, de débats publics étendus. Les analyses des résultats de ces scrutins montrent des différences entre Suisse romande et Suisse alémanique concernant le soutien de la population aux prestations sociales (les Romand·e·s étant plus enclin·e·s à considérer le rôle de l’État dans la solidarité collective, tandis que les Alémaniques ont une vision plus axée sur la responsabilité individuelle).
La question de la réduction ou de la préservation des droits de citoyenneté touche l’ensemble des démocraties occidentales contemporaines. En ce qui concerne les droits sociaux, des dispositifs mis en place lors des Trente Glorieuses, comme les systèmes de retraites, font l’objet de remises en question pour des raisons politiques, économiques ou démographiques. En ce qui concerne les droits civils, les tensions produites par la globalisation et les flux migratoires font émerger des forces politiques nationalistes, dont le programme est fondé sur la réduction des droits civils offerts aux membres de groupes religieux ou culturels minoritaires. Sans oublier la restriction des droits civils à la suite du tournant sécuritaire introduit à partir des attaques terroristes aux États-Unis en 2001. Finalement, les droits politiques sont menacés par la qualité effective de l’offre politique et des conditions de production de la volonté politique. Par exemple, fausses informations, médiatisation à outrance de faits divers, mobilisation de registres émotionnels constituent des facteurs qui ont une incidence sur la qualité et la propension des citoyen·ne·s à se déterminer politiquement. En conclusion, la palette de droits, opportunités et ressources offertes par la citoyenneté n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle est perpétuellement négociée, amendée ou élargie. Seule une compréhension plus philosophique de la citoyenneté permettra de dire si ces modifications vont dans le sens des idéaux contenus dans la notion de citoyenneté, notamment de liberté, égalité, dignité et détermination de la volonté collective.
Références
Castel, R. (2008). La citoyenneté sociale menacée. Cités, 35, 133-141.Kymlicka, W. (2001). La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités. Paris : La Découverte.
Marshall, T. H. (1950). Citizenship and social class. In T.H. Marshall & T. Bottomore (Eds.), Citizenship and Social Class (pp. 1-51). London : Pluto Press, 1992.