Politique des addictions
Version originale en allemand
La politique de la Suisse en matière d’alcool, de tabac, de drogues et de jeux d’argent s’est développée dans des contextes sociopolitiques, économiques, de santé publique et de sécurité différents. Une politique globale des addictions, indépendante du genre de substance et d’offre et incluant toutes les substances psychoactives et toutes les offres, n’existe pas ; aujourd’hui encore, la politique suisse des addictions est une politique différenciée par substance. La production, le commerce et la consommation d’alcool, de tabac, de drogues illégales et de jeux d’argent sont réglés dans des lois spécifiques. Depuis quelques années toutefois, plusieurs acteur·trice·s travaillent ensemble dans l’optique d’une approche globale : la Commission fédérale pour les problèmes liés aux addictions avec son « modèle du cube » (2007), les trois commissions extraparlementaires du domaine des addictions avec le rapport « Défi addictions » (2010) et l’Office fédéral de la santé publique avec la « Stratégie nationale addictions 2017-2024 » (2015).
Politique drogues : suite à l’augmentation de la consommation en Suisse vers la fin des années 1960, la loi sur les stupéfiants fut révisée et les tâches répressives de la police et de la justice furent complétées avec des offres de prévention et de traitement. À la fin des années 1980, les scènes ouvertes et la forte hausse du nombre de victimes d’overdose et des infections VIH conduisirent au réexamen de la politique dite des trois piliers (prévention, traitement et répression) et à son élargissement au volet réduction des risques et aide à la survie. Même si l’initiative fédérale sur la légalisation des drogues fut rejetée en votation populaire, en 1998, elle n’en a pas moins débouché sur l’approvisionnement médical des personnes touchées, la distribution de matériel d’injection stérile et de préservatifs, ainsi que l’administration contrôlée d’héroïne et de méthadone. Ce fut la politique des quatre piliers, valable encore aujourd’hui, qui a été pendant longtemps unique au monde et dont de nombreux autres pays se sont inspirés. Sur le continuum entre prohibition et libre marché, la politique suisse des drogues est plus proche de la prohibition. La prohibition n’est pas toutefois pas totale pour deux raisons : la consommation de cannabis par des adultes n’est pas forcément poursuivie pénalement (modèle des amendes d’ordre) et la distribution contrôlée d’héroïne est autorisée.
Politique alcool : la politique suisse dans ce domaine découle des problèmes graves liés à l’alcool dans les années 1880 (« peste de la gnôle ») et 1930 (« pléthore d’alcool »). En 1932, le gouvernement suisse promulgua la première loi anti-alcool pour juguler l’abus répandu d’alcool à pourcentage élevé. La politique en matière d’alcool est fortement influencée par des intérêts économiques (producteur·trice·s de fruits et viticulteur·trice·s, brasseurs, distillateur·trice·s, commerce de détail, gastronomie, publicité), ce qui explique le succès mitigé de la régulation du marché de l’alcool pour réduire les risques liés à l’alcool. La révision totale de la loi sur l’alcool (2012-2015), qui visait à réduire la consommation problématique d’alcool dût être suspendue en raison de divergences inconciliables entre les défenseur·e·s des intérêts économiques et partisan·e·s de la prévention. Entre prohibition et libre marché, la politique de la Suisse relève de la forme intermédiaire de la régulation du marché : la production et le commerce de boissons alcoolisées sont réglementés par l’État (exigences de qualité, impôt, interdictions de vente aux enfants et jeunes, etc.).
Politique tabac : comme la politique alcool, la politique tabac est liée à des intérêts économiques. La production de tabac est cependant strictement réglementée et d’importantes mesures de prévention du tabac ont été inscrites dans la législation au tournant du dernier millénaire (interdiction de la publicité pour les produits du tabac en 2006 ; loi sur la protection contre la fumée passive en 2010). Concernant le commerce et la publicité, la Suisse fait partie des pays les plus libéraux d’Europe. Elle est le seul pays européen à ne pas avoir ratifié la Convention du tabac de l’Organisation mondiale de la santé. La politique tabac est elle aussi une politique de régulation du marché, avec des prescriptions relatives à la production, le commerce et la consommation (exigences de qualité, impôt, interdiction de fumer dans l’espace public, etc.).
À la différence des politiques alcool et tabac, la politique des jeux d’argent a été prohibitive pendant tout le XXe siècle, avec l’interdiction des banques de jeux (casinos) et des jeux de loterie par la vox populi, en 1920 en 1923 respectivement. On assiste à un changement d’orientation à la fin du XXe siècle pour des motifs économiques. En raison de la crise économique des années 1990 et au vieillissement de la population, l’interdiction des casinos est levée en 1993 afin de renflouer les caisses de l’AVS et de l’AI. En plus des recettes fiscales de l’impôt sur le tabac et sur l’alcool, qui servent à alimenter l’AVS/AI, 60 à 80 % des gains des casinos sont reversés à cette institution de prévoyance fondée en 1948. Les loteries sont interdites aujourd’hui encore, à l’exception des loteries qui servent à des fins d’utilité publique ou de bienfaisance. La politique des jeux d’argent est une politique de régulation du marché. Les casinos et les loteries sont soumis à des réglementations étatiques, notamment sur la protection des joueur·euse·s. Il n’existe pas de politique à proprement parler concernant les offres en ligne et les jeux d’argent. Cette politique est proche du marché libre.
En Suisse, l’aménagement et la mise en œuvre de la politique des addictions relèvent de tous les échelons de l’État fédéral, avec une législation nationale, cantonale et communale. L’avantage de cette décentralisation est qu’elle permet de tenir compte des réalités locales et de mener des projets pilotes à un niveau local/régional, qui pourront être repris ailleurs comme bonne pratique ; mentionnons à titre d’exemple la distribution contrôlée d’héroïne, testée en ville de Zurich, reprise par d’autres villes et qui a finalement été ancrée dans la législation nationale. Son désavantage : le foisonnement des bases légales, qui rend difficile le développement cohérent et lié aux besoins de l’offre globale. La prévention, le traitement et la réduction des risques dépendent en outre grandement des politiques cantonales et locales et des capacités financières, ce qui se traduit in fine par de grandes différences entre les cantons.
La politique répressive des drogues illégales, qui a prédominé dans le monde entier depuis les années 1970, n’a pas produit les effets souhaités. Elle n’a pas permis de réduire notablement la consommation de drogues illégales ni de juguler la criminalité liée à la drogue. Face à ce résultat, plusieurs États ont commencé à repenser leur politique de drogues et à chercher de nouvelles solutions, notamment pour le cannabis. Par analogie aux drogues légales, le cannabis est légalisé et sa production, son commerce et sa consommation sont réglementés. Ce modèle de la régulation du marché est en principe applicable à toutes les drogues illégales, les drogues dangereuses devant toutefois demeurer soumises à des règles plus sévères que celles qui le sont moins. Le développement de la politique drogues en direction d’une régulation du marché s’avère difficile, car cette politique est empreinte de valeurs et de débats moralisateurs qui freinent le mouvement. Ceci est valable aussi bien pour la politique des drogues illégales que pour celles de l’alcool, du tabac et des jeux d’argent.
Références
Coordination politique des addictions (2013). Régulation du marché en matière de politique des drogues. Zofingue : Coordination NAS-CPA.Groupe de pilotage des commissions fédérales pour les problèmes liés à l’alcool, les questions liées aux drogues et la prévention du tabagisme (Éd.) (2010). Défi addictions : fondements d’une approche durable de la politique des addictions en Suisse. Berne : Groupe de pilotage Défi addictions.
Nutt, D. J., King, L. A. & Phillips, L. D. (2010). Drug harms in the UK : a multicriteria decision analysis. The Lancet, 376(9752), 1558-1565.