Chercher dans le dictionnaire

Répartition de la fortune

Ueli Mäder

Version originale en allemand


Première édition: December 2020

La répartition de la fortune décrit la forme de distribution des fortunes – avant tout des biens matériels, des valeurs pécuniaires et des participations – entre des individus, des ménages, des groupes de population et des secteurs économiques, aux niveaux régional, national et mondial.

L’inégalité documentée de la répartition de la fortune est nettement plus grande que celle des revenus. Et elle l’est sans doute de facto plus grande encore. En effet, de nombreuses grandes fortunes sont pratiquement impossibles à cerner. La richesse est également un potentiel de pouvoir, qui permet d’imposer des intérêts particuliers en dépit de résistances. Des réseaux et des connaissances sont utiles. Le capital économique est primordial.

Par fortune économique, on entend l’ensemble des moyens et des biens dont des individus ou des groupes sociaux disposent. Des méthodes de calcul plus récentes incluent les avoirs de caisses de pension étatiques et privées. Cette approche est toutefois controversée, car ces avoirs sont principalement des salaires différés. La valeur réelle d’avoirs immobiliers est souvent négligée et leur valeur fiscale généralement inférieure à la valeur vénale.

Après la Seconde Guerre mondiale, le compromis politique libéral recherché entre capital et travail, qui visait entre autres objectifs la cohésion sociale, a amené un certain équilibre social. De larges couches de population ont pu améliorer leur quotidien matériel et s’employer à consommer davantage. L’heure étant à la prospérité, le capital et le travail étaient considérés plus ou moins d’égale valeur. Cependant, depuis la fin des années 1970, on assiste au développement d’un libéralisme économique d’inspiration anglo-saxonne, avec l’argent comme moteur, qui tente de justifier la répartition unilatérale de la richesse.

Le nouveau capitalisme financier vise la valorisation optimale du capital, en partant du credo que c’est le marché qui détermine la valeur du travail. Depuis, on observe le renforcement de quatre tendances. Premièrement, le chômage structurel augmente. Lorsque des machines remplacent le travail manuel, il en résulte en principe plus de temps et d’argent, et la productivité augmente. C’est dans la répartition que le bât blesse. Deuxièmement, les salaires, même s’ils augmentent en partie en valeur nominale ne suivent pas l’évolution des coûts de la vie. Corollaire : un nombre grandissant de travailleur·euse·s pauvres (working poor) et une précarisation des conditions de travail. Troisièmement, le système de la sécurité sociale est tout axé sur le travail rémunéré et ignore les nouvelles situations de vie. Nombre de personnes vivant seules, de familles monoparentales et de familles avec enfants se retrouvent en difficulté, aussi parce que les taux de la charge sociale et des prestations sociales n’ont pratiquement pas changé depuis le début XXIe siècle, alors que les valeurs patrimoniales ont plus que doublé. Quatrièmement, la fracture sociale tend à s’élargir au niveau des fortunes privées. Celles-ci continuent à se concentrer et le correctif politique démocratique ne peut empêcher la polarisation sociale que jusqu’à un certain point.

Le libéralisme politique antérieur voulait équilibrer les gains en capitaux extrêmes et les disparités sociales que le libéralisme financier accepte et privatise. Cette évolution caractérise le changement de paradigme actuel. Il y a disparité lorsque des individus ou des groupes sociaux sont très inégalement dotés de moyens et de biens convoités. En font partie, outre l’argent, le prestige, la prospérité et l’influence.

Les actifs financiers sont fortement concentrés et unilatéralement répartis dans le monde entier. Le coefficient de Gini est une mesure statistique de distribution qui varie de 0 à 1, 0 signifiant l’égalité parfaite (tous possèdent la même chose) et 1 l’inégalité parfaite (un individu possède tout). En Suisse, le coefficient de Gini est de plus de 0,8 selon les statistiques officielles, ce qui place la Suisse aux derniers rangs pour ce qui est de l’égalité. En Namibie, en Afrique du Sud, en Russie et aux États-Unis les fortunes sont réparties de manière encore plus inégale. L’écart devrait néanmoins être plus marqué dans la plupart des pays, car les grosses fortunes sont souvent placées dans des oasis fiscales où il est encore et toujours possible de les cacher.

D’après les chiffres de l’organisation d’aide au développement Oxfam, en 2017, moins d’une douzaine de personnes possédaient plus de fortune que la moitié de la population mondiale réunie. Depuis les années 1980, cette inégalité de répartition s’est renforcée, tant au niveau mondial qu’au sein de nombreux pays. En Suisse, le plus riche 0,1 % de la population a nettement accru ses parts au volume total des actifs ces trente dernières années. Ainsi, les 300 personnes les plus riches ont sextuplé leur fortune nette imposable à plus de 600 milliards de francs, comme il ressort de l’édition 2017 du traditionnel numéro spécial du magazine économique Bilan Les 300 plus riches de Suisse.

Selon le Rapport 2018 de l’Union syndicale suisse sur la répartition des salaires, des revenus et de la fortune en Suisse, 1,9 % des contribuables les plus riches ont, en Suisse, autant de fortune nette à eux seuls que les autres 98,1 %, et le un pour-cent le plus riche détient plus de 42 % de la fortune nette, incluant tous les actifs moins les dettes. Les 10 % les plus riches possèdent trois quarts des richesses, les autres 90 % se partageant le quatrième quart. Près d’un quart des contribuables n’a pas de fortune nette imposable du tout – un paramètre important du point de vue sociopolitique. À noter également la disparité par rapport à la moyenne : selon le Global Wealth Report 2017, publié par le Crédit Suisse, la fortune moyenne des Helvètes s’élève à plus d’un demi-million de francs.

La forte concentration de richesse en Suisse s’explique notamment par la faible taxation fiscale des fortunes et des successions. Les fortunes demeurent pour ainsi dire intactes du vivant de leurs détenteurs et passent aux générations suivantes pratiquement sans être entamées. 10 % des héritier·ère·s reçoivent trois quarts du volume total des successions, alors qu’un tiers de la population n’hérite de rien. Autrement dit, celui qui a déjà reçoit encore plus. Les inégalités se trouvent ainsi cimentées, aussi parce que les baisses d’impôts favorisent les hauts revenus et les grandes fortunes. S’y ajoutent trois autres éléments : le fait que des salaires élevés génèrent plus de fortune, la hausse des gains privatisés et les paradis fiscaux internes qui profitent de l’afflux d’étranger·ère·s fortuné·e·s.

La densité de millionnaires est un bon indicateur de l’inégalité de répartition. En 2015, d’après les chiffres de l’OCDE, c’est en Suisse qu’elle est la plus élevée. Idem pour la densité des milliardaires. Sur les 300 personnes les plus riches de Suisse, plus d’un tiers sont milliardaire, et sur tous les milliardaires du monde, un sur quatorze vit en Suisse. Seuls 13 % des Ultra High Net Worth Individuals, soit les individus qui détiennent une fortune d’au moins 30 millions de dollars, sont des femmes. De manière générale, les femmes sont nettement sous-représentées dans les segments supérieurs des revenus et des fortunes. En Suisse, les femmes gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes. Et leur fortune privée est d’un tiers environ inférieur à celui des hommes, aussi si elles vivent en partenariat. Une fois de plus, les critères du genre et de la classe sociale s’additionnent. La répartition des richesses touche ainsi aux fondements mêmes de la démocratie.

Dans son livre Le Capital au XXIe siècle, publié en 2014, Thomas Piketty décrit l’impossibilité d’équilibrer les inégalités en matière de richesse par la croissance économique après les années prospères d’après-guerre dans de nombreux pays. Le fait que le taux de rémunération du capital soit supérieur au taux de croissance de l’économie est à son avis le principal moteur de l’inégalité, une inégalité qui sape la paix sociale. Pour Oliver Nachtwey, les inégalités croissantes marquent aussi la « société des relégués » (Abstiegsgesellschaft). Une telle société est susceptible de favoriser des courants autoritaires qui font fi des fondements libéraux. Si cette évolution se poursuit, l’inégalité renforcera les antagonismes de classe et restreindra les droits sociaux – la répartition de la fortune est donc un enjeu sociopolitique majeur.

Références

Mäder, U. (2015). Macht.ch : Geld und Macht in der Schweiz. Zürich : Rotpunktverlag.

Nachtwey, O. (2016). Die Abstiegsgesellschaft : Über das Aufbegehren in der repressiven Moderne. Berlin : Suhrkamp.

Piketty, T. (2013). Le capital au XXIe siècle. Paris : Seuil.

Retour en haut de page