Chercher dans le dictionnaire

Activation

Jean-Michel Bonvin


Première édition: December 2020

La période des Trente Glorieuses coïncide avec un développement important des politiques sociales visant à verser des prestations financières aux personnes en incapacité de subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens. Dès le départ, ces politiques sont souvent assorties d’obligations de contre-prestations, sous forme de participation à des programmes de travail ou à des mesures de réadaptation professionnelle. Depuis le début des années 1980, émergent des critiques qui exigent la réforme de ces politiques dans le sens d’un renforcement et d’une systématisation de l’activation des dépenses et des bénéficiaires. La protection sociale est désormais appelée à mettre en son cœur l’objectif de remarchandisation, c’est-à-dire de retour en emploi de ses bénéficiaires. L’État social d’indemnisation financière est alors vu comme un pis-aller temporaire, dont il convient de s’affranchir au plus vite. Trois ordres de critiques sont sous-jacents à cette évolution de l’État social vers l’activation des prestations.

D’abord, le coût de l’État social est présenté comme excessif. Ce « constat » coïncide avec la fin du plein emploi et l’augmentation des taux de chômage dans la majorité des pays de l’OCDE. L’action de l’État en matière d’emploi tend dès lors à se concentrer sur le volet de l’offre via des politiques d’amélioration de l’employabilité et à délaisser les politiques keynésiennes de soutien à la demande. On observe ici un paradoxe : les bénéficiaires des politiques sociales sont en effet appelés à s’activer au moment même où le plein emploi n’est plus garanti. Ensuite, l’État social est dénoncé comme un facteur de dépendance pour ses bénéficiaires. Gilder, dans Richesse et pauvreté (1981), y voit un facteur d’étouffement du dynamisme des personnes, qui empêcherait leur autonomie et favoriserait leur dépendance. Dans le langage des économistes, on parle d’un préjudice moral (moral hazard) qui entraînerait des comportements d’irresponsabilité individuelle : les personnes assurées contre les risques sociaux ne feraient plus tous les efforts nécessaires pour prévenir leur apparition (on n’hésiterait ainsi plus à démissionner de son poste à la moindre contrariété, à adopter des comportements hygiéniques ou sanitaires contestables, etc. vu que les conséquences de ces comportements sont assumées par la collectivité au travers de l’État social).

La troisième critique porte sur l’inadéquation des interventions standardisées de l’État social redistributeur et l’exigence d’individualisation de ces prestations. Cette exigence se traduit par la montée en force du paradigme de contractualisation au sein des politiques sociales : au droit inconditionnel et standardisé, qui donne à l’ensemble des bénéficiaires l’accès aux mêmes prestations, devrait se substituer le contrat, qui permet d’ajuster le contenu des interventions aux circonstances des personnes concernées. Avec ce glissement du droit au contrat émerge une nouvelle forme d’échange entre l’État social et les citoyennes et citoyens : au droit de recevoir des prestations correspond, en plus du devoir de cotisation, le devoir de collaboration, celui de tout faire pour sortir de la dépendance de l’État et revenir à meilleure fortune. La tendance vers l’activation des prestations s’accompagne donc d’un accent exacerbé sur les devoirs des bénéficiaires.

Sous la pression de ces critiques, deux modèles principaux d’activation se mettent en place. Le premier met l’accent sur l’incitation financière à reprendre un emploi qui peut prendre une tournure positive (la carotte) ou négative (le bâton). Dans le premier cas, il s’agit de valoriser financièrement la reprise d’emploi en accordant par exemple des dégrèvements fiscaux ou des compléments de revenu à celles et ceux qui reprennent un emploi. Dans le deuxième, les prestations financières de l’État social sont envisagées comme un obstacle à la reprise d’emploi. Il s’agit donc de réduire ces prestations pour diminuer leur effet désincitatif sur les bénéficiaires. C’est une version négative de l’activation qui est ici promulguée : la prestation sociale doit être conçue de telle manière qu’elle agisse comme un « repoussoir » et incite à s’en éloigner pour reprendre un emploi le plus vite possible. Ce modèle négatif d’activation peut passer par la réduction des prestations ou de leur durée de versement, ou encore par un durcissement des conditions d’éligibilité. Mais il peut aussi soumettre les bénéficiaires à des conditions plus restrictives, ce qui se traduit par l’introduction de normes comportementales, notamment en termes de devoir de collaborer et de recherche active d’emploi, dont le non-respect entraîne des sanctions. Dans les deux cas, il s’agit de faire en sorte que le travail soit toujours l’option la plus lucrative.

Le deuxième modèle d’activation met l’accent sur le développement de l’employabilité des récipiendaires de prestations sociales. Il s’agit ici de doter les individus des compétences nécessaires à leur intégration professionnelle. On vise à établir un cercle vertueux entre les politiques sociales et la compétitivité économique : en développant les compétences des personnes, on fournit à l’économie une main-d’œuvre mieux à même de contribuer à sa compétitivité. La prospérité économique qui en résulte permettra de créer des emplois et de financer l’État social. La caractéristique d’investissement des dépenses sociales est ainsi affirmée, dans une logique qui exige le développement des dépenses dites actives (la formation, les stages professionnels, etc.) et la maîtrise des dépenses dites passives, envisagées avant tout comme des coûts. Cette deuxième version de l’activation coïncide avec une augmentation, parfois considérable, des dépenses sociales en vue de financer les nouvelles interventions « activantes ». Certaines mesures se caractérisent par leur longue durée et leur ambition de qualification clairement affichée. En Suisse, nous trouvons des exemples de telles mesures dans l’assurance-chômage, avec l’allocation de formation qui permet à ses bénéficiaires de suivre un apprentissage en les soutenant financièrement tout au long du cursus, mais aussi et surtout dans l’assurance-invalidité, où les mesures de reclassement visent à requalifier les personnes en vue de restaurer une capacité de gain équivalente à celle qu’elles avaient avant leur invalidité. Mais il existe aussi d’autres mesures d’activation qui reposent davantage sur la valorisation des compétences existantes que sur le développement de nouvelles qualifications, tels que les programmes visant à inculquer des « techniques de recherche d’emploi » que l’on trouve par exemple dans le cadre de l’assurance-chômage suisse. De telles mesures, de durée limitée, mettent l’accent sur le marketing de soi sans doter les personnes de nouvelles compétences certifiées. On ne peut pas vraiment parler d’investissement social à leur propos, dans la mesure où leur ambition limitée ne suffit pas à déclencher un cercle vertueux de prospérité économique et de justice sociale.

Suivant le modèle retenu – (dés-)incitation financière ou développement de l’employabilité – l’activation peut avoir des impacts très différents sur les personnes concernées : alors que le premier modèle voit dans les politiques sociales un coût qu’il faut réduire, le développement de programmes de formation les envisage comme des investissements éducatifs ou formateurs dont la rentabilité se manifestera à plus ou moins long terme. Quel que soit le modèle retenu, on envisage la reprise de l’emploi ou de la formation comme une contrainte. L’activation n’est en effet pas conçue comme une affaire de choix des personnes, mais comme une obligation de ne plus dépendre de l’État et de retrouver une autonomie financière. De plus, les deux stratégies relèvent de politiques de l’offre et font confiance à la capacité des acteur·trice·s du marché du travail de créer des emplois en quantité suffisante et de qualité adéquate. Les statistiques disponibles montrent cependant la difficulté du marché à insérer chacune et chacun dans un emploi de qualité.

Au final, l’activation des bénéficiaires des politiques sociales, sous ses diverses formes, apparaît comme une stratégie à l’efficacité discutable. Il semble ainsi que pour relever les défis qui l’attendent, l’activation devra être accompagnée d’autres mesures portant sur la stimulation de la demande de travail, la qualité des emplois et le développement et la reconnaissance des activités non marchandes. À défaut, elle risque fort de se résumer à une contrainte de travailler, déconnectée du droit au travail décent pour toutes et tous.

Références

Bonvin, J.-M. & Moachon, E. (2005). L’activation et son potentiel de subversion de l’État social. In P. Vielle, P. Pochet & I. Cassiers (Éd.), L’État social actif : vers un changement de paradigme ? (pp. 62-92). Bruxelles : Peter Lang.

Esping-Andersen, G. (1999). The social foundations of postindustrial economies. Oxford : Oxford University Press.

Gilbert, N. (2002). Transformation of the welfare state : the silent surrender of public responsibility. Oxford : Oxford University Press.

Retour en haut de page