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Répartition du revenu

Christian Suter

Version originale en allemand


Première édition: December 2020

La notion de répartition du revenu décrit comment, au cours d’une année, le revenu produit par l’ensemble de l’économie se répartit entre les différents membres de la société (individus, ménages) et facteurs de production (capital, travail). On distingue la répartition personnelle de la répartition factorielle du revenu : la répartition personnelle du revenu correspond à la répartition du produit (national) parmi les ménages privés et les individus, alors que la répartition factorielle (ou fonctionnelle) du revenu est la répartition entre les facteurs de production que sont le capital (part des profits) et le travail (part salariale). Habituellement, la répartition du revenu est observée au niveau national, parfois cantonal. Ce n’est que depuis peu que la répartition du revenu est étudiée au niveau mondial, c’est-à-dire sous l’angle de la répartition du revenu mondial parmi les individus et les ménages de la société-monde.

La répartition personnelle du revenu décrit les (différentes) conditions de vie matérielles des ménages ainsi que des citoyennes et citoyens au sein d’une société, fournissant ainsi des indications sur les inégalités de revenu existantes et les potentielles inégalités des chances. Cela vaut en particulier pour la répartition du revenu disponible d’équivalence des ménages, qui est le volume de revenus le plus pertinent pour la mesure des différences en matière de prospérité et de bien-être. On obtient le revenu d’équivalence des ménages en additionnant toutes les sources de revenu de l’ensemble des membres d’un ménage (revenu du travail, revenu du capital, transferts publics et privés), puis en déduisant les dépenses obligatoires (impôts, cotisations aux assurances sociales, primes d’assurance-maladie), et enfin en procédant à une pondération en fonction de la taille du ménage, selon des échelles d’équivalence. L’échelle d’équivalence la plus utilisée, l’échelle d’équivalence « modifiée » de l’OCDE, assigne la pondération 1 au premier adulte du ménage, puis la pondération 0,5 à chaque adulte suivant du ménage, et la pondération 0,3 aux enfants. La problématique de la mesure du revenu revêt une grande importance pour la question de la répartition du revenu (mais aussi de la mesure de la pauvreté) parce que les différentes méthodes de mesure, définitions du revenu et échelles d’équivalence influent notablement sur la répartition du revenu. Par exemple, les revenus des ménages sont répartis de manière plus équilibrée que ceux des individus. Les revenus disponibles oscillent aussi à l’intérieur d’une marge plus étroite que ce qu’on appelle les revenus primaires (revenus d’une activité lucrative et revenus du capital, sans prestations de transfert). En Suisse, le coefficient de Gini, qui est l’indice peut-être le plus connu pour mesurer les inégalités de revenu et présente une valeur comprise entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité maximale), oscille selon les sources de données et les années entre 0,26 et 0,30 en ce qui concerne le revenu disponible d’équivalence des ménages de ces dernières années (2010-2014), et entre 0,40 et 0,44 pour le revenu primaire. L’effet de la redistribution par l’État (par le biais de la politique sociale et de la progressivité de l’impôt) est donc considérable et se situe entre 0,10 et 0,18 point de coefficient de Gini. En comparaison internationale, la Suisse fait partie des pays présentant une inégalité de revenus plus faible que la moyenne : le coefficient de Gini du revenu disponible d’équivalence des ménages de tous les pays de l’OCDE est actuellement (2013) de 0,31.

La répartition du revenu disponible a-t-elle changé ces dernières années ? Les différences en matière de prospérité se sont-elles accentuées en raison de la mondialisation et de la mutation technologique ? Pour la Suisse, on constate globalement que les inégalités du revenu des ménages sont actuellement à peu près égales à celles du début des années 1990. Toutefois, l’inégalité croît dans les périodes d’essor économique (1998-2001, 2003-2007) et reste stable ou connaît un léger recul lors des récessions (début des années 1990, 2002-2003, 2008-2009). Cet impact de la conjoncture tient d’une part à l’effet régulateur de la politique sociale, qui stabilise les revenus des ménages les plus modestes durant les années de crise (grâce à l’assurance-chômage, aux aides sociales et aux rentes de vieillesse dont le montant est en grande partie indépendant de la croissance économique) ; d’autre part, les revenus très élevés réagissent de manière plus sensible que les revenus moyens et faibles à la croissance économique parce qu’ils sont davantage déterminés par les revenus du capital et les bonus, eux-mêmes étroitement liés aux cycles boursiers. Toutefois, l’image de globale stabilité du revenu des ménages disponible est tempérée si l’on considère les revenus du travail individuels. Ainsi, les écarts salariaux se sont accentués ces dix dernières années en Suisse. Alors que les revenus faibles et moyens n’ont que légèrement progressé, les salaires les plus élevés, qui ont connu une augmentation supérieure à la moyenne, ont été le moteur de cette évolution. Mais la progression du travail à temps partiel et l’accroissement des inégalités des salaires horaires jouent également un rôle dans ce changement.

Plusieurs facteurs ont contribué au fait qu’en Suisse, les écarts salariaux des ménages se sont moins creusés que dans de nombreux autres pays ces dernières années. D’abord, l’augmentation du nombre de femmes exerçant une activité lucrative a réduit l’inégalité des revenus des ménages en Suisse. Ensuite, la proportion de ménages de petite taille (qui tendent à accroître l’inégalité des revenus des ménages) a augmenté moins rapidement en Suisse que dans d’autres pays. Enfin, la redistribution étatique par les rentes, les transferts publics et les impôts a légèrement progressé au fil du temps.

Dans presque tous les pays d’Europe, Suisse incluse, la répartition factorielle du revenu a évolué ces dernières décennies en faveur des détenteurs de capitaux. Selon plusieurs études, les détenteurs de capitaux des pays riches ont vu leur part au revenu global progresser de 15-25 % à 25-30 % entre les années 1970 et 2010. Comme la précision des mesures varie, les données changent sensiblement en fonction de la source, du pays et des modalités d’ajustement. Il semble toutefois que la Suisse fasse partie d’un groupe de pays dans lequel la part salariale (part du revenu salarial au revenu global) a reculé plutôt faiblement, au contraire par exemple de l’Autriche, de la Norvège et de la Finlande. Les raisons invoquées pour ces changements à long terme de la répartition factorielle du revenu sont la mutation technologique, l’automatisation et la globalisation de la production. Cependant, l’évolution des rapports de force entre employeur·euse·s et employé·e·s pourrait également avoir joué un rôle non négligeable.

La structure et l’évolution de la répartition du revenu ont des répercussions sociales et politiques immédiates : des différences de revenu trop importantes et en augmentation peuvent engendrer des fossés en matière de prospérité, des fractures sociales et des préjudices pour des groupes entiers de la population, et menacer durablement la cohésion sociale d’un pays. D’un point de vue de la politique sociale, la grande stabilité de la répartition du revenu des ménages disponible est donc une bonne nouvelle. Elle signifie qu’en Suisse, les tendances structurelles aux fractures et à l’exclusion et leurs conséquences sociopolitiques sont moins manifestes actuellement que dans d’autres pays. Mais cette situation sociopolitique favorable pourrait changer ces prochaines années, soit à court terme en raison de réformes politiques qui entraveraient des mécanismes ayant eu jusque-là un effet stabilisateur, soit à long terme en raison par exemple d’un recul persistant et accru de la part salariale. Enfin, il faut tenir compte, sur le long terme, de l’évolution technologique et démographique, propice au creusement des inégalités. Les effets régulateurs de la fiscalité et des transferts étatiques (jusqu’ici) considérables seront particulièrement importants à court et moyen termes. Ils pourraient se voir réduits notablement par des réformes fiscales (régressives) ou certains changements dans les prestations de politique sociale (p. ex. suppression de l’indexation des rentes AVS).

Références

Modetta, C. & Müller, B. (2012). Inégalité des revenus et redistribution par l’État : composition, répartition et redistribution des revenus des ménages privés. Neuchâtel : Office fédéral de la statistique.

Salverda, W., Nolan, B., Checchi, D., Marx, I., McKnight, A., Tóth, I. & van de Werfhorst, H. (2014). Changing inequalities in rich countries : analytical and comparative perspectives. Oxford : Oxford University Press.

Suter, C., Kuhn, U., Gazareth, P., Crettaz, E. & Ravazzini, L. (2016). Considering the various data sources, survey types and indicators : To what extent do conclusions regarding the evolution of income inequality in Switzerland since the early 1990s converge ? In A. Franzen, B. Jann, C. Joppke & E. Widmer (Eds.), Essays on Inequality and Integration (pp. 153-183). Zürich : Seismo.

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