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Conservatisme

Alexandre Afonso


Première édition: December 2020

Le conservatisme désigne un système de valeurs qui défend une conception traditionnelle de la société et le maintien du statu quo. Dans le sens philosophique, le conservatisme est constitué par une opposition a priori à la rationalité et au changement radical, favorisant à leur place l’expérience et les pratiques existantes. Par exemple, il peut se manifester dans l’idée que l’activité professionnelle des femmes est dommageable à l’éducation des enfants, et que l’État devrait promouvoir des politiques qui permettent aux femmes de rester à la maison et maintenir le modèle de famille nucléaire. Plus généralement, les idées conservatrices s’opposent au développement de programmes sociaux qui confèrent plus de compétences à l’État, arguant que ce dernier ne doit pas interférer avec la sphère familiale. Elles s’opposent également aux politiques visant à bouleverser les hiérarchies sociales existantes.

Dans le domaine des politiques sociales, le concept de conservatisme a souvent été associé au modèle Bismarckien/Conservateur d’État-providence, qui a prévalu dans un grand nombre de pays d’Europe continentale, et dont les buts étaient précisément de préserver les structures familiales traditionnelles et contenir les révoltes sociales. Alors que la création de l’État Providence est souvent associée aux forces de gauche, on tend à négliger le rôle des forces plus conservatrices, comme l’Église et les partis démocrates-chrétiens, dans la création des programmes de sécurité sociale dans des pays comme la France, l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse. Sous-tendue par la doctrine sociale catholique, l’action de ces forces conservatrices se basait sur l’idée de subsidiarité : la famille devait être la première source de solidarité sociale, suivie par les organisations religieuses et caritatives, l’État n’intervenant qu’en dernier recours. Créés dans l’ère industrielle, les principaux programmes de sécurité sociale en Europe continentale se fondaient sur l’idée que les destinataires principaux de la protection sociale devaient être les hommes employés dans le secteur industriel, en leur fournissant un niveau de sécurité qui leur permettrait de maintenir une famille où les femmes n’auraient pas besoin de travailler. Ainsi, l’objectif principal de ces programmes sociaux n’était pas de redistribuer la richesse, mais d’assurer que les bénéficiaires pourraient conserver leur mode et niveau de vie malgré les risques liés au travail, à l’âge ou à la santé.

En Suisse, les valeurs conservatrices ont joué un rôle particulièrement important dans le développement de l’État social. Les principaux programmes sociaux (assurances accidents, vieillesse, chômage, maladie) ont en effet été développés dans un contexte politique dominé par le « bloc bourgeois » unissant les radicaux (aujourd’hui PLR), les catholiques conservateurs (PDC) et les principales associations patronales. Sa manifestation politique contemporaine la plus influente, l’Union Démocratique du Centre (UDC), est l’héritière du Parti des Artisans et Bourgeois (PAB) formé en 1921. Ce rapport de force favorable aux idées conservatrices, conjugué avec un système institutionnel relativement hostile au changement (fédéralisme, démocratie directe, extension tardive du suffrage aux femmes), est l’un des principaux responsables du développement tardif des programmes de l’État-providence en Suisse en comparaison avec les pays environnants. L’importance des valeurs conservatrices s’est manifestée par exemple dans l’introduction très tardive de l’assurance-maternité (2005), sa faible durée en comparaison internationale, ou l’intervention limitée des autorités publiques pour réduire le coût de l’accueil de la petite enfance pour les familles. L’idée que l’État ne doit pas interférer dans la sphère privée et qu’il appartient aux familles – en particulier aux femmes – de s’occuper des enfants en bas âge, était une justification importante pour les opposant·e·s à ces programmes.

Depuis les années 1990, on a pu constater un éloignement progressif du modèle conservateur traditionnel dans les politiques sociales, dans un contexte où le taux de participation professionnelle des femmes a sensiblement augmenté. L’un des développements les plus importants a été l’adoption d’une assurance-maternité, acceptée par référendum en 2004. Par ailleurs, les principales villes suisses ont augmenté le montant des subventions à l’accueil de la petite enfance et plusieurs cantons ont rendu le coût des garderies déductible des impôts. Dans le domaine de l’AVS, l’adoption du splitting et du bonus éducatif dans la 10e révision de 1995 a également contribué à introduire plus d’égalité entre les genres dans le système de protection sociale, rendant les femmes mariées moins dépendantes de leur conjoint quant au versement des rentes. Ces réformes peuvent être décrites comme une « recalibration » de l’État social en Suisse dans la mesure où elles ont contribué à adapter les programmes de sécurité sociale aux changements du monde du travail et de la société. Elles ont souvent été sous-tendues par une alliance entre les partis de gauche (socialistes et verts) et la droite libérale (radicaux-libéraux) dans le but de faciliter la participation professionnelle des femmes, alors que les démocrates-chrétiens et l’UDC, adeptes d’une vision plus traditionnelle de la famille, et les syndicats, dont la base est encore majoritairement masculine, ont souvent été marginalisés.

Toutefois, les succès électoraux de l’UDC, qui défend une conception résolument conservatrice de la société, ont changé les rapports de force politiques qui ont sous-tendu ce mouvement de modernisation. En 2013, le parti a par exemple lancé une initiative – refusée par le peuple mais soutenue par le PDC – qui visait à introduire des exonérations d’impôts pour les familles qui choisissent de garder leurs enfants à la maison plutôt que de les placer en crèche. On peut aussi noter l’opposition de l’UDC à d’autres mesures de modernisation des politiques sociales, notamment celles visant à donner un rôle accru à l’État dans l’activation des demandeur·euse·s d’emploi, par exemple via des mesures de formation. Ainsi, le fait que l’UDC soit devenue la première force politique au Parlement fédéral semble avoir donné un nouveau souffle aux idées conservatrices dans les politiques sociales.

Références

Afonso, A. & Papadopoulos, Y. (2015). How the populist radical right transformed Swiss welfare politics : from compromises to polarization. Schweizerische Zeitschrift für Politikwissenschaft / Revue Suisse de Science Politique, 21(4), 617-635.

Häusermann, S. (2010). Reform opportunities in a Bismarckian latecomer : restructuring the Swiss welfare state. In B. Palier & T. Alti (Eds.), A long good-bye to Bismarck ? The politics of welfare reform in continental Europe (pp. 207-232). Amsterdam : Amsterdam University Press.

Mach, A. (2006). La Suisse entre internationalisation et changements politiques internes : législation sur les cartels et relations industrielles dans les années 1990. Zürich : Rüegger.

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