Emploi «?normal?»
La notion d’emploi normal (emploi typique, classique ou traditionnel) désigne un emploi salarié, de durée indéterminée, exercé à plein temps et de manière régulière pour un·e même employeur·euse vis-à-vis duquel existe un rapport de subordination. L’emploi normal implique, via le paiement de cotisations prélevées sur les salaires, l’accès aux prestations octroyées par le système d’assurances sociales qui permettent d’obtenir un revenu de remplacement en cas de chômage, invalidité, maladie, vieillesse, etc. Il s’oppose aux formes particulières d’emploi, que l’on qualifie également d’emplois atypiques et qui englobent, notamment, les emplois à temps partiel volontaire, ainsi que les emplois précaires (soit les emplois qui sont caractérisés par un élément d’insécurité temporelle, économique ou en termes de protection et qui regroupent, en particulier, les relations de travail de durée déterminée, les emplois saisonniers, les stages, le travail temporaire, le travail sur appel, la pseudo-indépendance ou encore le travail à temps partiel non choisi).
Le travail, en tant qu’activité fournie pour le compte d’autrui, existe depuis des temps très anciens. Le « contrat de louage de services » (locatio conductio operarum) est en effet une institution qui remonte à l’époque romaine. Si le droit romain a consacré les éléments essentiels du contrat de travail sur lesquels se fonde le droit actuel (articles 319-362 du Code des obligations), il a fallu attendre l’avènement à partir du XIXe siècle de l’industrialisation pour que des normes soient adoptées afin de garantir une certaine protection sociale à ceux et celles qui s’engageaient à travailler dans les nouvelles usines et exploitations de production de masse. L’émergence du libéralisme et de la liberté du commerce et de l’industrie a en effet entraîné la nécessité de légiférer dans le dessein de sauvegarder les intérêts de la population ouvrière.
La plupart des pays industrialisés ont légiféré sur les relations de travail et sur les assurances sociales dès la fin du XIXe siècle et la législation s’est développée sur un peu plus d’un siècle. L’emploi normal constitue la norme sur la base de laquelle le droit du travail et le droit des assurances sociales ont été conçus ; ces droits ont en effet été élaborés afin de garantir une protection aux salarié·e·s occupé·e·s à plein temps. Fondées sur une conception traditionnelle du partage des tâches entre les sexes, ces législations ont protégé l’homme, en sa qualité de soutien de famille. En ce qu’il représente la source principale de revenu de l’employé·e, le travail place ce dernier ou cette dernière dans un fort rapport de dépendance économique face à son employeur·euse, d’où la nécessité d’encadrer l’emploi normal de garde-fous concernant par exemple la durée du travail, la protection contre le licenciement, le niveau de rémunération, l’accès aux protections offertes par le système d’assurances sociales, etc. en vue, en particulier, d’assurer à celui-ci sa stabilité et sa durée.
Étant donné que le droit du travail et le droit des assurances sociales ont, à l’origine, été orientés autour de l’emploi normal, la protection sociale des personnes qui occupent des emplois atypiques est susceptible de se révéler lacunaire. On en trouve de nombreuses illustrations dans le système d’assurances sociales suisses. Ainsi, les employé·e·s au bénéfice d’un contrat de durée déterminée jouissent d’une protection moindre contre le licenciement et sont prétérité·e·s par les protections qui sont fonction de la durée des relations de travail (comme il en va, par exemple, du droit au versement du salaire en cas d’incapacités non fautives de travailler, telles que la maladie ou l’accident). Les travailleur·euse·s temporaires et sur appel peuvent, pour leur part, subir des désavantages en matière d’assurance-chômage. En outre, seul·e·s les salarié·e·s qui réalisent un revenu annuel excédant un seuil minimum préalablement défini ont accès au deuxième pilier et les accidents non professionnels des personnes employées moins de huit heures par semaine ne sont pas couverts par l’assurance-accidents, mais par l’assurance-maladie obligatoire, c’est-à-dire par un régime qui accorde uniquement des prestations en nature (soins médicaux). L’invalidité des travailleur·euse·s à temps partiel qui accomplissent en parallèle des travaux habituels (tenue du ménage, notamment) est par ailleurs évaluée en application d’une méthode spécifique (la méthode dite « mixte »), qui est susceptible de les pénaliser par rapport aux salarié·e·s à temps plein, qui se voient appliquer la méthode ordinaire de comparaison des revenus. À cet égard, toutefois, un nouveau mode de calcul a été introduit depuis le 1er janvier 2018, afin de garantir une meilleure prise en compte des interactions existant entre les différents domaines d’activité (activité professionnelle et travaux habituels).
Si les exemples qui précèdent démontrent que l’emploi normal bénéficie d’une meilleure protection, le travail atypique, qui a fait son apparition afin de répondre au besoin de flexibilité du marché du travail, n’est cependant pas obligatoirement une situation subie par les travailleur·euse·s concerné·e·s. En particulier, le travail à temps partiel choisi constitue une modalité de travail qui offre une certaine liberté aux salarié·e·s, leur permettant, par exemple, de concilier vie professionnelle et vie familiale. Étant donné que le travail à temps partiel est l’apanage des femmes (selon les chiffres publiés par l’Office fédéral de la statistique, 6 femmes actives professionnellement sur 10 exercent un emploi à temps partiel, contre seulement 1,6 hommes sur 10), il convient de porter une attention particulière à ce que les salarié·e·s à temps partiel ne soient pas traité·e·s différemment des salarié·e·s occupé·e·s à temps plein et aient accès aux mêmes droits ; à défaut de justification objective, réserver un traitement particulier aux personnes occupées à temps partiel contrevient au principe de l’égalité entre les sexes consacré par la Constitution fédérale.
Les dernières décennies du XXe siècle ont été marquées par de profondes mutations dans le monde du travail. On assiste effectivement à un recul de l’emploi normal, parallèlement à l’émergence de nouvelles formes de travail flexible (forte augmentation des emplois à temps partiel et du recours à des contrats de travail de durée déterminée, émergence de la pseudo-indépendance et du freelance, « ubérisation » des rapports de travail, etc.). Ces nouvelles formes d’emplois dites atypiques sont apparues afin de permettre au marché du travail de s’adapter rapidement aux changements de l’économie (libéralisation de l’économie, mondialisation et « déréglementation » du marché du travail, augmentation de la concurrence, crise économique et détérioration du cours de l’euro, etc.) et de la société (croissance du travail féminin ou réduction volontaire du temps de travail afin de se consacrer à l’éducation des enfants, p. ex.). La tendance à la « déréglementation » des rapports de travail est particulièrement perceptible ces dernières années (introduction d’assouplissements et d’exceptions à l’obligation d’enregistrer le temps de travail, initiatives parlementaires tendant à la suppression de la durée maximale de la semaine de travail et à une réduction des temps de repos dans certains secteurs d’activité, etc.). Le défi consiste alors à faire accéder les détenteur·trice·s de ces nouveaux emplois atypiques, toujours plus nombreux·ses, aux formes et niveaux de protection jusque-là garanties à l’emploi normal.
Références
Bosch, G. (2001). Konturen eines neuen Normalarbeitsverhältnisses. WSI Mitteilungen, 4, 219-230.Buelens, J. & Pearson, J. (Eds.) (2013). Standard work : an anachronism ? Antwerpen : Intersentia.