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Politiques de la dépendance

Barbara Lucas


Première édition: December 2020

La dépendance renvoie au besoin d’une aide régulière de tiers dans l’accomplissement des activités de la vie quotidienne (AVQ), comme se lever, s’habiller, se laver, aller aux toilettes, manger ou se déplacer. Les politiques de la dépendance (ou politiques du care) s’adressent donc en théorie à toute personne nécessitant des soins ou un accompagnement régulier, comme les enfants, les personnes handicapées ou les personnes âgées en perte d’autonomie. En Suisse, la dépendance est ancrée dans la législation fédérale à travers le concept d’impotence, qui se décline selon trois degrés de gravité. Ce concept, en usage dans l’assurance-invalidité (AI), l’assurance-accident (LAA) et l’assurance-vieillesse et survivants (AVS), permet notamment de distinguer la dépendance de la maladie, qui relève de la loi sur l’assurance-maladie (LAMal).

Historiquement, la prise en charge des « vieillards » a longtemps été considérée en Suisse comme relevant de la sphère privée. Les soins étaient prodigués par les familles ou, pour les plus démunis, dans des « asiles » tenus par des organisations religieuses. C’est durant les années 1960 que la dépendance des personnes âgées est problématisée comme un enjeu public au niveau fédéral. Les allocations pour impotents sont introduites dans l’AVS et la Confédération soutient financièrement la construction de foyers et de homes médicalisés, afin de décharger les familles.

Au milieu des années 1990, la politique fédérale amorce un tournant vers le maintien à domicile. L’objectif est désormais d’éviter une institutionnalisation des personnes âgées dépendantes. De nombreux cantons optent pour un moratoire en matière de construction de homes médicalisés et misent sur le développement des services d’aide et des soins à domicile. Simultanément, l’augmentation des cas de démences s’impose comme un défi politique majeur, auquel la Suisse répond depuis 2014 à travers sa « Stratégie nationale en matière de démences ».

Le virage politique des années 1990 s’accompagne d’une refamilialisation du care. En effet, les services d’aide et de soin à domicile, comme les offres dites « de répit », sont appelés à favoriser l’implication des aidant·e·s informel·le·s au service de politiques de maintien à domicile. À l’articulation des sphères publique et privée, une nouvelle catégorie d’action publique émerge : les proches aidant·e·s. À ce jour pourtant, et contrairement à plusieurs pays européens comme l’Allemagne ou la Finlande, la Suisse n’a pas adopté de mesure permettant de soutenir financièrement les proches aidant·e·s (à l’exception des bonifications pour tâches d’assistance qui se répercutent sur le montant de la rente vieillesse). Malgré une récente volonté fédérale de mieux reconnaître le travail informel des proches, aucun congé rémunéré n’est prévu pour les aidant·e·s en emploi et seuls quelques communes ou cantons (comme Fribourg ou le Tessin) proposent des allocations financières. Enfin, employer les proches aidant·e·s, sur le modèle de certaines municipalités danoises ou françaises par exemple, n’est pas une pratique diffusée en Suisse.

Contrairement à l’Allemagne, la Suisse n’a pas non plus adopté d’assurance sociale obligatoire de soins de longue durée pour les personnes âgées. Dans ce contexte, les coûts de la prise en charge de la dépendance, en home médicalisé ou à domicile, sont financés principalement à travers les allocations d’impotence de l’AVS et certaines prestations de la LAMal, à l’exclusion toutefois des prestations d’aide qui ne relèvent pas du soin. L’entretien du ménage ou l’accompagnement social par exemple sont à charge des personnes concernées. Les prestations complémentaires aux rentes AVS complètent le dispositif pour les retraité·e·s ayant un faible revenu.

En 2011, ce système de financement a fait l’objet d’une réforme globale (« Nouveau régime de financement des soins »), visant à maîtriser les coûts de la LAMal. Le nouveau régime répartit les coûts entre les assuré·e·s, les cantons et les assurances-maladies. S’il introduit une allocation pour impotence faible pour les personnes âgées résidant à leur domicile (AVS), il marque surtout un désengagement partiel des assureurs maladie et un report de charge sur les bénéficiaires de soin à domicile, qui peuvent être amené·e·s désormais à participer aux frais jusqu’à hauteur de 20 %. Ce sont les cantons qui assument le financement résiduel, avec la possibilité de réduire la participation des assuré·e·s.

En comparaison européenne, la politique de la dépendance en Suisse se caractérise par l’importance du niveau infranational dans le financement et l’organisation des prestations et par l’importance des acteur·trice·s privé·e·s dans la mise en œuvre des dispositifs, d’où une grande diversité locale des prestations. Trois types de politiques de la dépendance des personnes âgées sont discernables à l’échelle des cantons. Dans le modèle du partenariat (illustré en partie par le cas de Genève), le canton soutient financièrement un réseau principalement associatif, qu’il gouverne par le biais de contrats de prestations. L’objectif est la diversification des prestations, l’autonomie des personnes âgées et la lutte contre les inégalités d’accès et de genre. Dans le modèle de la responsabilisation (dont le canton de Thurgovie partage certaines pratiques), le canton limite son financement au domaine de la prise en charge de la dépendance. Il édicte des normes et délègue la régulation de ces enjeux aux communes et au marché, encourageant le développement de structures privées marchandes. L’objectif est le « libre choix » des services et la responsabilisation individuelle. Dans le modèle du secours (en partie appliqué en Valais), le canton gouverne à travers la planification sanitaire, déléguant la gestion concrète des soins aux régions et à quelques grandes associations. Dans le but de secourir les personnes dépendantes sans les stigmatiser, l’État promeut une approche communautaire, valorisant les solidarités informelles, les rôles genrés traditionnels et les services de proximité.

En dépit de la qualité générale des prestations dispensées et d’importantes mesures sociales (notamment les prestations complémentaires fédérales et cantonales), la prise en charge de la dépendance en Suisse souffre de plusieurs faiblesses. En premier lieu, l’ancrage institutionnel de l’organisation et du financement du care apparaît particulièrement fragile, dans un système de santé centré sur la dimension curative. De plus, ce régime tend à renforcer les inégalités sociales. En effet, le care reste considéré comme une prérogative féminine de nature informelle et, en conséquence, les prestations de soins non médicaux ne sont que faiblement ou pas rémunérées. Cela génère des inégalités de genre, dans la mesure où les femmes restent les principales pourvoyeuses de care, formel ou informel, mais aussi des inégalités de classe et d’origine : les ménages qui en ont les moyens se tournent vers les services privés tandis que le travail informel de care est souvent confié à des femmes migrantes, avec ou sans statut légal. Enfin, la fragmentation du système de soin limite la capacité de gouvernance fédérale à réformer le domaine de manière globale et peut générer des inégalités de traitement selon les régions, cantons ou communes.

En conclusion, les politiques de la dépendance en Suisse sont aujourd’hui mises en œuvre dans un contexte social et politique en tension. D’un côté, la critique néo-libérale des dépenses sociales met les budgets publics sous pression ; de l’autre, les attentes sociales à l’égard des soins de longue durée sont toujours plus fortes. Par ailleurs, alors que les besoins de prise en charge s’accroissent et se complexifient, particulièrement dans les cas de démences, la disponibilité des aidant·e·s proches – notamment des femmes – diminue et les institutions font face à une pénurie de personnel qualifié. Ces éléments laissent présager que le modèle du maintien à domicile, objet d’un discours politique consensuel, pourrait bien atteindre ses limites prochainement.

Références

Colombo, F., Llena-Nozal, A., Mercier, J. & Tjadens, F. (Éd.). (2011). Besoin d’aide ? La prestation de services et le financement de la dépendance. Paris : OECD Publishing.

Höpflinger, F., Bayer-Oglesby, L. & Zumbrunn, A. (2011). Pflegebedürftigkeit und Langzeitpflege im Alter : Aktualisierte Szenarien für die Schweiz. Bern : Huber.

Lucas, B. (2011). Trois gouvernements des démences : les biopolitiques à l’épreuve des réseaux d’action publique locaux. Revue internationale de politique comparée, 18(4), 61-75.

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