Rationnement dans le secteur de la santé
Version originale en allemand
Jusqu’à des années récentes, les discussions sur le rationnement des soins furent relativement unilatérales dans un sens franchement négatif. On parla de médecine à deux vitesses, dénoncée comme discriminatoire du point de vue sociopolitique et, de ce fait, rejetée. Mais avec l’évolution démographique, l’augmentation continue des coûts de la santé, le changement des attentes et des exigences des patients et, surtout, les progrès très coûteux de la médecine, le débat est devenu plus nuancé. Une première impulsion donnée à la réorientation du débat fut la décision prise à Bâle en 1999, et controversée par la suite, de refuser un traitement très coûteux (Novo Seven) à un patient au prétexte de son âge avancé. Un rapport publié en 2007 par l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) « Rationnement au sein du système de santé suisse : analyse et recommandations » et un jugement du Tribunal fédéral (TF) marquèrent d’autres jalons importants. Dans son arrêt rendu en novembre 2010, le TF invoque pour la première fois l’argument d’économicité ; il arrive à la conclusion que l’assurance-maladie n’est pas obligée de rembourser le Myozyme, un médicament très coûteux contre la maladie de Pompe, l’utilité thérapeutique du médicament étant jugée trop faible par rapport à son coût élevé. La discussion politique qui suivit démontra que, du point de vue juridique, l’égalité devant la loi et la sécurité juridique étaient mises en cause : Combien une « année de vie gagnée, pondérée par la qualité » peut-elle coûter au maximum pour que les caisses-maladie soient obligées de rembourser le traitement ? La question demeure posée. Le fait est que la maladie de Pompe est une maladie rarissime et que, par conséquent, le prix du traitement est très élevé. Cependant, comme le Conseil fédéral ne voit pas actuellement la nécessité d’agir dans ce domaine, un débat politique et des décisions concrètes portant sur la prise en compte du rapport coût-efficacité de prestations médicales se font encore attendre.
La décision de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), prise en 2015, de limiter à certaines catégories de patient·e·s seulement l’accès au Sofusbuvir (noms commerciaux : Solvadi, Harvoni) – un médicament très coûteux mais efficace contre l’hépatite C et répondant donc au critère d’économicité – suscita une fois encore la controverse. Dans la motivation de cette limitatio, l’OFSP renvoie d’une part à la loi sur l’assurance-maladie, en vertu de laquelle une prestation médicale doit être efficace, adéquate et économique pour être prise en charge, d’autre part aux coûts très élevés qu’occasionnerait le libre accès au traitement de toutes les personnes atteintes d’une hépatite C. Le cas est intéressant dans la mesure où l’argument porte cette fois non pas sur le rapport coût-efficacité, qui est incontesté (le coût du traitement est très élevé, mais son efficacité par rapport aux traitements conventionnels l’est également), mais sur le très grand nombre de patient·e·s qui, s’ils avaient tous droit au traitement, provoquerait une nette hausse des primes d’assurance-maladie. Reste la question, controversée elle aussi, de la justification du prix élevé de ce traitement, au vu de son retour sur investissement extrêmement élevé, l’hépatite C étant une maladie infectieuse répandue dans le monde entier.
Ces dernières années, ces développements ont conduit à la prise de diverses initiatives pour fonder une institution HTA (health technology assessment). La mission d’institutions HTA consiste justement à évaluer le rapport coûts-efficacité de prestations médicales. Le Swiss Medical Board, fruit d’une initiative privée, réalise de telles évaluations et peut compter aujourd’hui sur le soutien d’importantes institutions politiques dans le domaine de la santé. L’introduction en Suisse, en 2012, du nouveau système de remboursement des prestations stationnaires avec des forfaits par cas au lieu de forfaits journaliers a eu pour effet de renforcer encore la concurrence pour les « patients avantageux ». Ces changements et d’autres similaires, qui visent dans un premier temps et pour l’essentiel une amélioration de l’efficience, font actuellement l’objet de discussions que l’on pourrait résumer sous l’étiquette d’« économisation » du secteur de la santé.
En Suisse, la situation est caractérisée en particulier par la forte influence politique de l’industrie pharmaceutique et par l’offre très étendue des prestations médicales, alors que les réglementations limitatives (limitationes) sont rares. Corollaire : une augmentation du rationnement implicite et une pression accrue sur le personnel traitant de rationner les soins au chevet des patients individuels. D’un point de vue d’éthique médicale, cette situation n’est ni juste ni satisfaisante, car elle ouvre la porte à de grandes inégalités de traitement. Depuis plusieurs années, c’est le rationnement gériatrique, qui risque d’augmenter la pression sociale sur les personnes âgées, qui domine dans les débats éthiques. La forte hausse des coûts de la santé met en péril l’acceptation par la population d’une prise en charge sociale de ces frais et augure de vifs débats pour les années à venir. Une véritable discussion publique à ce sujet n’a pas encore commencé en Suisse, contrairement à ce qui est le cas dans d’autres pays, par exemple la Suède.
Références
Daniels, J. & Sabin, J. (2002). Setting limits fairly : can we learn to share medical resources ? Oxford : Oxford University Press.Lindroth, K. (2008). Resolving health care’s difficult choices : survey of priority setting in Sweden and an analysis of principles and guidelines on priorities in health care. Linköping : Linköping University Electronic Press.
Zimmermann-Acklin, M. (2011). Die Rationierungsdiskussion in der Schweiz : Beobachtungen aus ethischer Perspektive. In V. Wild, E. Pfister & N. Biller-Andorno (Hrsg.), DRG und Ethik : Ethische Auswirkungen von ökonomischen Steuerungselementen im Gesundheitswesen (S. 127-139). Basel : EMH, Schweizerischer Ärzteverlag.