Chercher dans le dictionnaire

Inégalités sociales

René Levy


Première édition: December 2020

Des inégalités sociales marquent toutes les sociétés connues, mais leurs formes et leurs ampleurs varient énormément. Même dans les sociétés les plus égalitaires (chasse et cueillette), l’âge et le sexe au moins donnent lieu à des distinctions qui comportent à la fois des différences (d’identité, d’activités, d’espaces, de références culturelles) et des inégalités (considération sociale, autonomie, pouvoir).

Par inégalités sociales on entend l’organisation hiérarchisée de la société et l’accès inégal des personnes à des biens sociaux importants. Ce qui est un bien social important peut varier entre types de sociétés aussi bien qu’entre les sous-ensembles d’une même société. L’importance d’un tel bien découle des valeurs dominantes autant que de l’organisation de la société. Les sociétés contemporaines sont des sociétés marchandes, à économie capitaliste globalisée, d’où l’importance prépondérante de biens comme le revenu, la propriété, la position professionnelle et la formation. Le système des inégalités d’une société forme sa stratification sociale ; la pauvreté correspond à une position particulièrement défavorisée (privation de biens essentiels) dans cette stratification.

L’ascension sociale ou au contraire le déclassement, mais aussi la stabilisation d’une position résultent de processus de mobilité sociale. Ils s’appuient notamment sur des pratiques de sélection. Dans les sociétés contemporaines, le système scolaire – qui gère la progression des élèves et étudiant·e·s – tout comme les entreprises avec leurs pratiques d’embauche, de promotion et de licenciement en sont les acteur·trice·s principaux·ales. S’y ajoutent des mécanismes de reproduction entre les générations (transmission du positionnement social – qu’il soit élevé, moyen ou bas) et de discrimination.

On parle de discrimination quand les processus de sélection s’appuient sur des caractéristiques que les personnes concerné·e·s ne peuvent guère changer et qui les classent dans une catégorie sociale inférieure : l’appartenance ethnique (« race »), nationale, régionale, le genre, l’origine sociale (statut des parents). La discrimination n’est pas seulement une question de mépris personnel (racisme, sexisme, âgisme, xénophobie etc.), mais aussi de procédures institutionnelles. Les formes de discrimination sont aussi diverses que les catégorisations utilisées et ne sauraient de ce fait être traitées par les mêmes actions (p. ex. dans le cadre de stratégies de diversité ou d’inclusion). Elles ont en commun de consolider, dans le cadre de la stratification, des privilèges pour les gagnant·e·s et des situations défavorables pour les perdant·e·s. Dans son article 8.2, la Constitution suisse interdit toute discrimination : « Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique. »

La place qu’une personne occupe dans le système d’inégalités entraîne une série de conséquences concrètes, à commencer par les conditions de vie matérielles, en passant par l’intégration sociale ou le fonctionnement mental jusqu’à la santé et l’espérance de vie. Les inégalités tendent à se cumuler au long du parcours de vie : les privilégié·e·s augmentent leurs privilèges alors que les peu nanti·e·s descendent davantage sur l’échelle sociale.

Les mécanismes de maintien des inégalités, les tentatives de les réduire ou au contraire de les accentuer constituent un enjeu politique majeur. Leur perception est également une cible de tentatives d’influence. Aux yeux du commun des mortels, la société dans sa complexité paraît souvent difficile à appréhender et à influencer. Le caractère construit et non « naturel » des inégalités tend à être occulté de différentes manières, à commencer par l’expérience quotidienne de personnes quand elles vivent des situations qui leur apparaissent comme inébranlables, hors de portée de leurs possibilités d’action. La conscience des inégalités et de leur caractère « produit » est aussi affaiblie par des représentations culturelles, voire des idéologies, par exemple quand celles-ci déthématisent les inégalités (« nous sommes tous dans le même bateau »). Des visions qui mettent l’accent sur le mérite individuel (« chacun est l’artisan de sa propre fortune ») expliquent le monde social avant tout par les valeurs, les intentions et les efforts personnels des acteur·trice·s, niant ainsi l’existence de phénomènes autres qu’individuels. D’autres présentent les inégalités comme « naturelles » (p. ex. découlant « naturellement » du genre de la personne ou de talents personnels). Les images qui naturalisent ou essentialisent les inégalités (en les faisant découler de facteurs biologiques ou liés à l’âge, au sexe, voire à la « race » etc.) occultent leur caractère socialement construit. Même l’attribution d’inégalités à des « différences culturelles » (p. ex. entre autochtones et immigré·e·s) peut faire partie de leur essentialisation en les présentant comme impossibles à changer.

Si dans les sociétés contemporaines, la stratification sociale forme un ensemble cohérent d’inégalités, elle est néanmoins multiple : elle est composée de plusieurs dimensions, corrélées entre elles mais bien distinctes les unes des autres (formation, position professionnelle, revenu, fortune, prestige professionnel etc.). Les positions d’une personne par rapport à chacune de ces dimensions constituent donc un profil qui représente son positionnement dans la stratification. Lorsque la corrélation entre les dimensions n’est pas très forte, les individus appartenant à un même positionnement peuvent occuper des profils assez différents. Leurs manières de les vivre sont également différentes, ce qui rend inopérante une analyse en termes d’une dimension hiérarchique simple ou de classes clairement délimitées. Cette diversité de composantes structure des situations de vie concrètes qui se distinguent les unes des autres ce qui soutient l’interprétation individualiste et non collective des situations. Elle rend donc structurellement plus difficile de se reconnaître dans une autre personne et ainsi de former la conscience d’une problématique de positionnement partagée.

Pour ces raisons, les inégalités ne provoquent pas automatiquement des contestations ou des conflits de redistribution, ce qui les consolide tout en favorisant d’autres expressions de malaise (p. ex. maladies ou comportements déviants). S’accordant mal avec des valeurs égalitaires, les inégalités, surtout économiques, peuvent mettre en question la démocratie politique quand leur légitimité fait défaut à long terme.

Les inégalités sont ciblées par une part importante des politiques sociales qui tentent soit de les diminuer (mesures redistributives, p. ex. taux d’impôt progressifs) soit de les aménager pour atténuer leur caractère de privation (p. ex. salaires minimaux). Globalement, les effets redistributifs de l’État social en Suisse sont limités, une grande partie de ses mesures étant subsidiaires ou conditionnées à un constat de nécessité (means tested) et non universalistes (exception la plus importante : l’AVS). Ainsi, plutôt que de diminuer les inégalités, l’État social suisse freine et « organise » la descente sociale des personnes exposées à un risque majeur (âge, monoparentalité, chômage, invalidité etc.).

L’évolution des inégalités à moyen terme, surtout des revenus et des fortunes, tend vers une polarisation (stagnation chez les plus pauvres, augmentation chez les plus riches). Les inégalités de genre, après une première diminution, tendent à stagner, surtout en matière de positionnement professionnel (et par voie de conséquence des revenus, des fortunes et de l’assurance-vieillesse). En comparaison avec les autres pays postindustriels, le degré d’inégalité en Suisse est intermédiaire (plus prononcé qu’en Suède, moins fort qu’aux États-Unis).

Références

Levy, R. (2009). Die schweizerische Sozialstruktur. Zürich : Rüegger.

Levy, R., Joye, D., Guye, O. & Kaufmann, V. (1997). Tous égaux ? De la stratification aux représentations. Zürich : Seismo.

Nollert, M. & Budowski, M. (Hrsg.). (2010). Soziale Ungleichheiten. Zürich : Seismo.

Retour en haut de page