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Justice (sociale)

Peter A. Schmid

Version originale en allemand


Première édition: December 2020

La justice sociale occupe depuis longtemps une place importante dans les débats sociophilosophiques et sociopolitiques. Étalon moral par excellence, la justice désigne d’une part la vertu individuelle d’agir équitablement, mais d’autre part l’idée de justice est aussi un critère de jugement de la légitimité des rapports sociaux et des institutions. Dans le contexte juridique, la justice est surtout synonyme d’égalité et désigne le principe formel de l’égalité des hommes en droits. Dans ce sens, la justice correspond au principe incontesté et raisonnable de la justice procédurale en vertu duquel les cas identiques doivent être traités de la même façon.

Dans notre civilisation moderne, ce principe formel s’accompagne d’un concept matériel, la justice distributive, qui est un principe de base de l’État social de droit tel qu’il s’est développé depuis la fin du XIXe siècle. La justice sociale en tant que principe constitutionnel rend l’État responsable de la situation et de l’évolution de la société ainsi que de la situation sociale de ses membres. Cette conception de la justice découle de la justice compensatrice (distributive).

Les considérations de justice jouent un rôle essentiel dans les débats sociopolitiques portant sur l’évolution de l’État social, car l’État social moderne peut être compris comme une institution qui compense, par les mécanismes de l’État-providence basés sur des conceptions de justice, les déficits sociaux créés par le système économique. Cette compensation sociale vise non seulement une répartition équitable des biens matériels et immatériels, mais a également pour but de satisfaire les besoins de base et de permettre à la population de mener une vie digne et autodéterminée. Même si la façon de concrétiser cette idée d’une juste répartition fait débat, le concept de justice sert dans une large mesure à mettre en évidence ces aspirations dans le discours de la société sur les questions sociales.

La justice compensatrice, qui part du principe que chaque personne se voit attribuer ce qui lui revient, crée des problèmes immédiats car il n’est pas facile de déterminer en quoi consiste ce qui revient à chacun ou ce qui est raisonnable. Le concept de justice sociale dépend en fin de compte de certaines représentations sociales au sujet de la justice et de considérations théoriques. À cet égard, la justice n’est pas un point de référence fixe, mais plutôt un principe régulateur à partir duquel la répartition concrète des biens et des opportunités dans un État peut être observée de manière critique.

À notre époque, les débats font apparaître de nombreuses conceptions, parfois très différentes, de la justice. Mais c’est certainement John Rawls, en 1971, qui a présenté la théorie de la justice la plus significative dans son œuvre A Theory of Justice. Il y fait la distinction entre deux niveaux d’exigence de justice. Pour lui, le premier et le plus important principe de justice est celui du système le plus étendu de libertés égales pour tou·te·s, selon la philosophie d’Emmanuel Kant. Le premier principe régit l’égale répartition des libertés de base dans la société. Tous les hommes doivent avoir les mêmes droits aux libertés personnelles. Dans le cas de ces libertés de base, la justice fait référence à une répartition égale. Au deuxième niveau, Rawls se demande comment ces mêmes libertés de base peuvent être conciliées avec l’inégalité matérielle qui règne dans la société. Il apparaît alors que les inégalités résultant des divergences entre les situations économiques et sociales des sujets ne sont pas injustes par principe, car la justice comme égalité ou comme répartition égale ne concerne que les libertés de base. L’inégalité est possible dans le domaine économique et social. Mais selon Rawls, cette inégalité doit remplir deux conditions pour être juste. D’une part, l’égalité des chances doit exister malgré l’inégalité, et d’autre part la répartition inégale doit être à l’avantage des plus défavorisés.

L’élément décisif dans cette approche formelle réside dans le fait qu’elle légitime l’inégalité matérielle aussi au prisme de la justice, ce qui lui a valu de nombreuses critiques, notamment de la part d’Amartya Sen et de Martha Nussbaum, qui ont tous deux souligné le fait que la théorie contractuelle de Rawls laisse de côté la question des chances de réalisation effective des droits aux libertés. Avec son approche des possibilités de développement et de réalisation (capabilities), Martha Nussbaum tient compte de la diversité des besoins des hommes, pose la question de la justice distributive au niveau international et évoque la situation particulière des personnes touchées par un handicap. Ce faisant, Nussbaum esquisse un concept de justice orienté sur la couverture des besoins humains dans toute leur diversité, qui joue un rôle majeur dans les débats sociopolitiques portant sur l’organisation des systèmes de protection sociale.

En ce qui concerne les systèmes de sécurité sociale, de ces considérations sur la justice découlent trois grandes exigences : d’abord, il faut appliquer le principe de la justice procédurale, autrement dit le principe d’égalité de traitement des cas similaires. Ensuite, il faut tenir compte de la justice orientée sur les besoins. Ici, il s’agit de reconnaître et de garantir les besoins des personnes afin que celles-ci puissent vivre dignement. Enfin, il faut aussi tenir compte de manière adéquate de la justice orientée sur la performance. Tandis que la justice procédurale et la justice orientée sur les besoins ne sont pas liées à l’engagement personnel de chaque bénéficiaire de prestations sociales, cet aspect peut être pris en compte par la justice orientée sur la performance, car le droit aux prestations peut être justifié non seulement par l’indigence mais aussi par l’engagement ou l’action réelle.

Dans les débats actuels sur l’État social actif, on assiste de plus en plus en Suisse à un déplacement de la justice orientée sur les besoins vers la justice orientée sur la performance. Le soutien aux démuni·e·s dépend de plus en plus de leur disposition à fournir une contrepartie. D’un point de vue de politique sociale, ce déplacement est fatal dans le sens où le concept de performance remet en question la justice orientée sur les besoins et conditionne l’aide destinée à garantir une existence digne à la docilité des démuni·e·s. On peut craindre que ces effets délétères soient justifiés par des principes dans la mesure où le concept de performance instille dans les débats une distinction et une hiérarchisation des bénéficiaires des prestations de soutien, qui ne sont pas adéquates dans le cadre de l’État social. Si l’on revient au but premier de l’État social, qui consiste à fournir aux personnes le soutien dont elles ont besoin afin de leur permettre de mener une vie digne et autodéterminée, il faut remettre à sa place l’idée de performance. La performance peut et doit jouer un rôle, mais uniquement à titre d’incitation et non comme outil de sanction, et seulement dans le strict respect de la justice orientée sur les besoins.

Références

Höffe, O. (2015). Gerechtigkeit : Eine philosophische Einführung (5., durchgesehene Aufl.). München : Beck.

Nussbaum, M. (2006). Frontiers of justice : disability, nationality, species membership. Cambridge : The Belknap Press.

Sen, A. (2009). The idea of justice. Cambridge : Harvard University Press.

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