Travail frontalier
Deux facteurs expliquent en grande partie le travail frontalier. D’une part, suite à la transformation des États en État-nations au cours des derniers siècles, les sociétés sont aujourd’hui organisées socialement, juridiquement, politiquement et culturellement sur des territoires nationaux. Cet état de fait a entrainé l’institution de contrôles pour « sécuriser » les frontières et réguler le passage des biens et des personnes telles que les frontalier·ère·s. D’autre part, les transformations économiques et sociales des deux derniers siècles ont fait naître des sociétés modernes fortement urbanisées et mobiles mais aussi hautement différenciées et inégales en termes de conditions de vie. Certaines régions frontalières (en Europe et ailleurs) vivent de manière plus exacerbée que d’autres l’influence de ces facteurs politiques et économiques (différentiels territoriaux de niveau de vie et d’activité) mais aussi d’un troisième facteur géographique (distance et coûts de déplacement dans la région), de sorte que se créent des systèmes organisant les flux transfrontaliers entre localités.
En Suisse, c’est dans la région du Haut-Rhin qu’apparaît dès les années 1880 le travail frontalier. Les restrictions tarifaires imposées par l’Empire allemand forcent les industries suisses en plein essor à installer des succursales sur le territoire allemand proche de la frontière. On y engage avant tout de la main-d’œuvre suisse qui, moins chère, tire pleinement avantage du régime de libre passage en vigueur jusqu’à la Première Guerre mondiale. Malgré l’introduction d’importantes restrictions d’entrée due au conflit armé, ce n’est que les crises économiques de l’entre-deux-guerres qui sonnent le glas de cette activité. Notons que ces frontalier·ère·s bénéficiaient du régime obligatoire d’assurances sociales introduit par Bismarck dès 1883 alors qu’en Suisse les salarié·e·s doivent attendre encore plus d’un demi-siècle pour voir des prestations sociales similaires se concrétiser.
La croissance économique après 1945 fait revivre le flux de frontalier·ère·s mais dès lors principalement dans le sens inverse, provenant d’Allemagne, de France ou d’Italie, et reflétant ainsi la prospérité croissante en Suisse. À l’instar de l’immigration, le travail frontalier est régi dès 1931 par la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) et dès 2004 par les Accords bilatéraux sur la libre circulation des personnes (ALCP) entre la Suisse et l’Union européenne (UE). La part du travail frontalier étranger dans la population active fluctue en fonction de la demande sur le marché du travail suisse et, en période de baisse de l’activité économique, elle sert d’« amortisseur conjoncturel » comme dans les années 1970, le début des années 1990 ou, plus brièvement, après la crise financière de 2008.
Par ailleurs, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’ALCP, des « zones frontalières », d’étendue variable selon les pays et les années, circonscrivent le lieu de domicile et de travail des frontalier·ère·s. Aujourd’hui, cette « zone » s’étend sur tout le territoire de l’UE et de l’Association européenne de libre-échange (AELE) ayant auparavant jamais excédé plus de 60 km de part et d’autre de la frontière suisse. En tant que ressortissant·e·s de l’UE, depuis 2004 il est désormais possible, sous statut de frontalier·ère·s, d’avoir par exemple son domicile principal à Berlin et de travailler à Zurich en semaine.
Durant les années 2000 et 2010 le nombre de frontalier·ère·s a considérablement augmenté tout comme celui des immigré·e·s, reflétant l’importante croissance économique de la Suisse pendant cette période. En 2018 la Suisse compte près de 320 000 frontalier·ère·s dont 80 % reste concentré dans les trois principales régions frontalières (l’Arc lémanique, la Suisse du Nord-Ouest et le Tessin). Alors que la main-d’œuvre frontalière ne représente qu’un peu plus de 6 % de la population active suisse, au Tessin, à Bâle-Ville et dans le Canton de Genève ce taux s’élève à plus de 25 %.
Dans le même temps, les profils socioéconomiques des frontalier·ère·s se diversifient et se rapprochent de la population active suisse. Certaines personnes actives à la frontière n’accèdent plus au marché du travail suisse par manque de formation – et de niveau d’allemand pour les frontalier·ère·s alsacien·ne·s. À Genève, le nombre important de frontalier·ère·s suisses (env. 20 000 ou un quart du nombre de frontalier·ère·s en 2016) met en exergue des dynamiques de développement urbain qui vont de pair avec une stratification sociale selon le revenu plutôt que selon le statut de frontalier.
Le travail frontalier met à l’épreuve l’État social tant sur le plan de la sécurité sociale que de la fiscalité, la santé, la reconnaissance des qualifications et diplômes, l’épargne pour la retraite ou encore le droit du travail. Si le principe de départage fiscal (afin d’éviter la « double imposition ») s’établit à travers des conventions bilatérales dès le début du XXe siècle, les modalités de l’imposition continuent à faire débat comme l’illustre le récent protocole de modification de 2015 entre l’Italie et la Suisse. Le traitement fiscal des frontalier·ère·s varie selon le pays de résidence, le canton de travail ou encore le taux d’emploi. Quant aux assurances sociales, essentiellement construites à l’échelle nationale en Suisse ou ailleurs en Europe, elles suivent le principe de l’assujettissement aux cotisations sociales sur le lieu de travail. Depuis 2012 les dispositions de l’Union européenne posent la base légale pour coordonner les différents régimes nationaux de sécurité sociale sans pour autant éliminer les inégalités de traitement. À titre d’exemple, en cas de chômage ou d’invalidité les prestations des assurances sociales, pourtant basées sur le prélèvement de cotisations à des pourcentages identiques en Suisse, seront différentes pour les frontalier·ère·s car perçues dans le pays de résidence selon des critères d’indemnités spécifiques. Un nombre croissant d’organisations de défense d’intérêts dénoncent ces disparités tout comme la complexité à laquelle les frontalier·ère·s doivent faire face au croisement de plusieurs systèmes de sécurité sociale.
Ces difficultés sont le fruit des discontinuités des régimes sociaux et de migration entre la Suisse et les pays de résidence des frontalier·ère·s. Elles se sont atténuées mais restent importantes. De nombreuses études montrent que la présence des frontalier·ère·s est une nécessité et un enrichissement économique pour les cantons limitrophes et que leur nombre n’a pas d’influence sur le niveau d’embauche de la population active suisse. Or, les frontalier·ère·s sont vu·e·s par une partie de la population comme une menace ou comme des « pique-assiettes ». Des débordements xénophobes se poursuivront tant que les frontalier·ère·s (quelle que soit leur nationalité) seront vus comme les boucs-émissaires d’autres problèmes sociaux. La « préférence indigène » peut rassurer. Depuis le 1er juillet 2018, suite à l’adoption de l’initiative contre l’immigration de masse en 2014, les nouvelles offres d’emploi dans les branches où le taux de chômage dépasse un certain seuil, sont réservées pour un temps donné aux personnes résidentes en Suisse. Toutefois les besoins de main-d’œuvre mais aussi de justice sociale nationale et transfrontalière continueront de peser sur les modalités d’accès au marché de travail et aux prestations de sécurité sociale.
Références
Bolzman, C. & Vial, M. (2007). Migrants au quotidien, les frontaliers : pratiques, représentations et identités collectives. Zurich : Seismo.Duchêne-Lacroix, C. (2016). Les habitants suisses des régions françaises limitrophes de la Suisse. Politorbis, 3, 17–20.
Usinger-Egger, P. (2016). Die Verordnung (EG) Nr. 883/2004 und deren Durchführungsverordnung. Jahrbuch zum Sozialversicherungsrecht, 81-93.