Intersectionnalité
Cette perspective est apparue dans les discours du black feminism dans les années 1970 pour dépasser une double invisibilisation des formes spécifiques de domination des femmes noires aux États-Unis. L’article fondateur de Kimberle W. Crenshaw (1991), qui utilise cette perspective dans le monde académique pour la première fois, met en lumière l’effacement des femmes noires aussi bien des discours antiracistes que des discours féministes. Ce constat peut être résumé par le titre d’une anthologie de textes fondateurs des études féministes noires éditée par Gloria T. Hull en 1982 : All the Women are White, all the Black are Men, But Some of Us Are Brave. Ce féminisme noir, qui a représenté une révolution sociale et théorique pour les féministes nord-américain·e·s, permet non seulement de saisir la position sociale des femmes noires ou d’autres groupes sociaux mais encore de repenser des notions comme l’emploi, la famille ou le genre. Si la perspective intersectionnelle, qui a vu le jour aux États-Unis, a d’abord croisé la race avec le genre pour des raisons historiques et politiques contextualisées, la sociologie francophone s’est préalablement intéressée aux intersections des rapports sociaux de classe et de sexe.
Dans leur formulation, les politiques sociales tendent à considérer leurs publics de manière homogène sans prendre en compte la complexité des relations qui les traversent. En Suisse par exemple, il apparaît comme normal que des programmes sociaux proposent un traitement différencié à des groupes sociaux définis sur le seul critère de l’âge. La Conférence suisse des institutions d’action sociale recommande ainsi une application spécifique des normes pour les récipiendaires de l’aide sociale de moins de 25 ans, concrétisée par l’octroi de montants financiers inférieurs. Par ailleurs, des politiques de l’emploi proposent la formation aux jeunes adultes sans emploi entre 18 et 25 ans, les NEET (Not in Education, Employment or Training), et une sortie précoce de l’emploi pour la catégorie des chômeurs et chômeuses âgé·e·s à deux ans de l’âge de la retraite. Ces politiques procèdent ainsi à la naturalisation des catégories d’âge en occultant les dissemblances dans des publics pensés comme uniformes. Les catégories définies par l’âge sont pourtant traversées par d’autres rapports sociaux, tels le sexe et la classe notamment. En effet, si l’emploi et la formation sont prescrits autant pour les hommes que les femmes au début de la vie dite « active », le choix de la profession est influencé par la position de classe ainsi que par la division sexuelle du travail qui se calque sur le modèle normatif de l’homme gagne-pain et de la femme au foyer. Des recherches portant sur l’application des politiques sociales ont également montré que, même lorsqu’elles sont dépendantes de l’aide sociale, les mères élevant seules leurs enfants ne sont pas encouragées, par le personnel de travail social qui met en œuvre les politiques, à travailler à plein temps pendant la durée perçue comme légitime pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants. À l’opposé, si des mères récipiendaires de l’assistance sociale sont mariées et rattachées à une culture naturalisée perçue comme sexiste, elles seront fortement incitées à trouver un emploi, ceci parce que leur absence d’activité professionnelle sera expliquée par ces normes culturelles différencialisées et non par celles de la « bonne » maternité. Les injonctions à l’emploi diffèrent ainsi selon la position sociale des actrices et des acteur·trice·s, position produite par l’articulation des systèmes d’inégalités et accompagnée de stéréotypes.
L’approche intersectionnelle s’avère être un outil heuristique incontournable dans le domaine des politiques sociales. Elle permet non seulement l’analyse critique de ces dernières mais œuvre également à mettre en lumière les effets négatifs de celles-ci sur certaines catégories sociales. Elle est considérée comme une pensée contre-hégémonique. Elle s’attelle à questionner les publics des discours politiques et à saisir des groupes sociaux perçus comme homogènes à la lumière de l’articulation des systèmes d’inégalités : qui sont les « jeunes », cibles des politiques sociales ? Quelle est leur position de classe ou leur genre ? Peut-on parler des « femmes » comme d’une catégorie unique ? Quand la catégorie des « femmes migrantes » est évoquée, s’agit-il de cadres supérieures engagées par des entreprises multinationales ou de mères ethnicisées situées au bas de l’échelle sociale ? Quelle est la norme idéalisée qui sert de modèle aux politiques ? Les impensés que l’intersectionnalité met au jour permettent de répondre à ces questions afin non seulement de reconnaître la diversité des univers sociaux rattachés à des catégories homogénéisées mais également de déconstruire les stéréotypes qui les constituent.
Références
Crenshaw, K. W. (1991). Mapping the margins : intersectionality, identity politics, and violence against women of color. Stanford Law Review, 43(6), 1241-1299.Fassa, F., Lépinard, E. & Roca i Escoda, M. (2016). L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques. Paris : La Dispute.
Perriard, A. (2017). La construction de figures de la dépendance problématique par les politiques sociales à l’aune du genre et de l’âge. Enfances, Familles, Générations. Âges de vie, genre et temporalités sociales, 27, http://journals.openedition.org/efg/1439