Migration et vieillesse
Ainsi, la notion de personne âgée migrante ne faisait pas partie de l’imaginaire collectif. La migration était associée à l’idée de productivité et l’image la plus répandue était celle des migrant·e·s retournant dans leurs pays d’origine une fois l’âge de la retraite atteint. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié des années 1990 que des recherches vont commencer à sensibiliser l’opinion au phénomène du vieillissement sur place de la population migrante. En 2001, une enquête pionnière de Claudio Bolzman, Rosita Fibbi et Marie Vial met en évidence que seule une minorité des personnes recrutées pour travailler en Suisse dans les années 1950 et 1960, venues principalement d’Italie et d’Espagne, retournerait au pays d’origine au moment de la retraite.
Le passage à la retraite joue pour les migrant·e·s surtout le rôle d’une frontière socio-institutionnelle (passage du statut de la personne salariée à celui de la rentière) et, dans une moindre mesure, le rôle d’une frontière spatiale (à savoir le moment du retour au pays d’origine ou surtout de mobilité géographique plus fluide entre les deux pays). Tout comme la population née suisse, la population migrante devient ainsi « vieille » vis-à-vis des institutions sociales lorsqu’elle atteint l’âge de recevoir une pension de vieillesse (AVS) et/ou de retraite (deuxième pilier).
L’étude pionnière a pourtant montré que l’âge réel de sortie du monde du travail ne coïncide pas nécessairement avec les âges socialement définis comme ceux à partir desquelles on peut toucher une rente. En effet, les types de métiers exercés ont une influence sur l’usure prématurée des salarié·e·s par rapport à ce que les institutions sociales définissent comme les âges pivot de passage. Dans la mesure où la grande majorité des travailleur·euse·s venu·e·s du sud de l’Europe a exercé des métiers manuels et/ou peu qualifiés, les chances de sortie précoce du monde du travail en raison d’un accident ou d’une maladie sont plus élevées que pour la moyenne de la population. Ce phénomène a été défini par Paola Bollini et Harald Siem comme un exhausted migrant effect. Ces populations dont le corps a été usé de manière prématurée ne bénéficient donc pas des mesures de politique sociale destinées à la vieillesse, mais des mesures destinées à la population « active » (assurances accidents ou invalidité), voire de l’assistance sociale. Elles doivent ainsi attendre parfois plusieurs années avant de pouvoir bénéficier des mesures destinées aux personnes aînées.
Une fois à la retraite, ces migrant·e·s peuvent rencontrer des difficultés particulières liées à leur parcours de vie précédent. Ayant souvent commencé à travailler tôt dans leurs vies, leurs pensions de vieillesse peuvent être faibles par manque d’années de cotisation. Le fait d’avoir exercé une activité professionnelle dans au moins deux pays avec des systèmes différents de retraite peut nuire à la continuité de leurs versements, même si l’existence d’accords bilatéraux de sécurité sociale peut limiter ce problème. Par ailleurs, une partie des femmes migrantes seules (divorcées ou veuves) et avec un faible niveau de qualification) bénéficie moins souvent des prestations du deuxième pilier du fait d’avoir travaillé à temps partiel et pour des salaires trop bas, dans des branches de l’économie où les conventions collectives sont peu respectées. Ces femmes auraient droit à des prestations complémentaires de l’AVS, mais ne sont pas toujours bien informées sur cette possibilité.
Si une partie considérable des personnes âgées migrantes relèvent du type de parcours et situations décrits ci-dessus, il y a également des migrant·e·s âgé·e·s d’autres origines et avec d’autres types de trajectoires migratoires et professionnelles, ainsi que vivant des situations variées après la retraite. Certain·e·s migrant·e·s ont fait la plupart de leur vie professionnelle en Suisse, mais ont exercé plutôt des métiers qualifiés. C’est le cas notamment des ressortissant·e·s d’Allemagne ou de France, ainsi que de l’Europe du Nord ou de l’Amérique du Nord. Pour la plupart, ces personnes ne connaissent pas des difficultés économiques ou sanitaires particulières après la fin de la vie active. D’autres migrant·e·s encore sont venu·e·s comme jeunes adultes dans le cadre de l’asile ou du regroupement familial. Si une partie de ces personnes a pu travailler dans leur domaine d’expertise, d’autres personnes ont connu une déqualification durable importante ou une insertion instable sur le marché du travail. Pour ces deux derniers cas, la période de la retraite peut s’avérer compliquée du point de vue financier et/ou psychosocial.
Certain·e·s migrant·e·s arrivent en Suisse vers la fin de leur vie professionnelle, d’autres arrivent après leur retraite dans leur pays d’origine dans le cadre du regroupement familial. Ce type de déplacement « tardif », limité en nombre, est généralement envisagé que suite à une modification importante du mode de vie de ces personnes et de leurs liens transnationaux avec leurs familles. C’est souvent un événement contextuel (violences politiques ou crise économique au pays d’origine, introduction de visas par le pays où réside leur famille, etc.), un événement qui affecte directement la personne âgée (veuvage, accident, maladie, dépendance, perte d’autonomie, etc.), ou un événement qui affecte ses enfants (naissance, divorce, maladie, dépression, etc.) qui déclenche le processus. Selon les situations, la migration peut être envisagée par la personne et sa famille comme provisoire, comme part d’un mode de vie itinérant ou comme permanente. Dans ce dernier cas de figure, la personne va vivre les dernières années de sa vie dans un pays inconnu. De plus, divers problèmes de prise en charge financière, sociale ou sanitaire peuvent surgir. En effet, le regroupement familial d’un·e ascendant·e n’est accepté par les autorités helvétiques que si sa famille s’engage à assumer tous les frais découlant du soutien à la personne âgée. Dans ce cas, la solidarité est déléguée strictement à la sphère privée.
Par ailleurs, ce genre de migration « tardive » est également pratiqué par un nombre croissant de la population suisse qui s’expatrie vers d’autres destinations, notamment vers le Sud de l’Europe, mais aussi vers des pays comme la Thaïlande ou le Maroc, autour du moment de la retraite. Elle cherche surtout une meilleure qualité de vie (climat plus chaud p. ex.), mais aussi parfois une nouvelle vie suite à un divorce et/ou à éviter une situation de précarité liée à la faiblesse de la rente AVS et l’absence d’un deuxième pilier. Ces personnes espèrent que le différentiel du coût de la vie entre la Suisse et ces pays leur permettra d’améliorer leur pouvoir d’achat. Cependant, elles peuvent être confrontées à certains problèmes, tels que l’impossibilité de s’affilier à une assurance-maladie à un coût raisonnable.
Ce dernier exemple, et d’autres évoqués plus haut montrent que l’une des difficultés majeures auxquelles sont confrontées les personnes âgées immigrées est le décalage entre leurs trajectoires et modes de vie transnationaux et des politiques sociales nationales. La plupart des politiques sociales sont pensées pour des citoyen·ne·s vivant toute leur vie dans un même État. Étant donné que les politiques sociales jouent un rôle grandissant à l’âge avancé, les effets négatifs de ce décalage apparaissent avec plus de visibilité lors de cette étape de l’existence.
Références
Bollini, P. & Siem, H. (1995). No real progress towards equity : health of migrants and ethnic minorities on the eve of the year 2000. Social Science and Medicine, 41(6), 819-828.Bolzman, C., Fibbi, R. & Vial, M. (2001). La famille : une source de légitimité pour les immigrés âgés après la retraite ? Revue européenne des migrations internationales, 17(1), 55-78.
Hungerbühler, H. & Bisegger, C. (2012). « Alors nous sommes restés… » : les migrantes et les migrants âgés en Suisse. Berne : Commission fédérale pour les questions de migration et Forum national « Âge et migration ».