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Sans-abrisme

Matthias Drilling, Jörg Dittmann

Version originale en allemand


Première édition: December 2020

Sont considérées comme sans-abri les personnes vivant dans la rue, dans des lieux publics ou sans logement pouvant être qualifié comme tel. Les personnes accueillies dans des hébergements d’urgence et qui n’ont donc pas de domicile fixe et passent la nuit dans des foyers d’urgence ou dans des structures à bas-seuil, sont également considérées comme sans-abri. Cette définition est basée sur la typologie européenne de l’exclusion liée au logement (ETHOS, European Typology on Homelessness and housing exclusion). La typologie sensibilise au lien entre le sans-abrisme et la situation du logement et distingue donc les types suivants : « sans-abri », « sans logement », « en logement précaire » et « en logement inadéquat ». Une personne est considérée comme sans logement lorsqu’elle a un abri dans des foyers d’hébergement temporaires ou permanents pour personnes sans domicile, pour femmes, pour étranger·ère·s (p. ex. des logements provisoires) ou lorsqu’elle n’est pas libérée d’une institution pénale, d’une institution médicale ou d’une institution pour enfants (homes) par manque de logement. Une personne est considérée en logement précaire lorsque, par exemple, elle est hébergée temporairement dans sa famille, chez des amis ou des connaissances, lorsqu’elle doit vivre avec son partenaire ou sa famille après s’être séparée de son·sa partenaire par manque de possibilités de logement, ou lorsqu’elle est menacée d’expulsion. Une personne est en logement inadéquat lorsqu’elle vit dans des structures provisoires, dans des conditions de surpeuplement ou inappropriées.

Historiquement parlant, il existe plusieurs manières de désigner les personnes menacées ou touchées par le sans-abrisme. Et chaque désignation est étroitement liée à la compréhension de l’engagement social de l’État. Dans le mercantilisme, par exemple, on parlait de « mendiants » ou de « vagabonds » et on encourageait la mise en place d’un programme public qui, après un examen individuel, accordait des droits sous forme d’insignes de mendicité ; quiconque mendiait ou vagabondait sans permission était passible d’emprisonnement ou de travail forcé. L’image pré-moderne des sans-abri en tant que « clochards » ou « vagabonds » est liée à la thèse que l’errance est une décision volontaire. Des thèses scientifiques comme celle de l’instinct migrateur génétique ont légitimé une attitude sociopolitique de ne pas devoir aider ces personnes. Le settlement movement avec ses maisons de quartier des années 1930 aux États-Unis, la désignation des sans-abri comme « frères de la grand-route » (Friedrich von Bodelschwingh) ou la Fondation Emmaüs du prêtre français Abbé Pierre après la Seconde Guerre mondiale ont fait figure d’offres compensatoires d’un État social émergent : les sans-abri étaient pris en charge, conseillés ou accompagnés dans leur réinsertion sociale par philanthropie ou compassion.

Ce n’est qu’avec l’apparition d’organisations intermédiaires dans l’État social moderne que la vision du sans-abrisme s’est élargie en faveur de la compréhension d’une situation de vie qui n’est pas simplement auto-infligée ou choisie, mais qui est aussi le résultat de conditions contextuelles. Le sans-abrisme est considéré ici comme une forme extrême de pauvreté et d’exclusion sociale. Le problème découlerait de toute une série de décisions sociopolitiques qui s’appliquent également à la Suisse : une politique du logement sans accompagnement social suffisant, une transformation radicale en un État social activant avec des programmes correspondants de segmentation et de réduction des prestations (p. ex. aide au logement), une gouvernance de la sécurité sociale dans laquelle les organes étatiques gouvernent par le biais de subventions jusqu’au niveau local (financement d’hébergements d’urgence, de soupes populaires, etc.) ; une précarisation des personnes peu qualifiées sur le marché du travail. Les sans-abri sont ensuite interprétés comme des groupes particulièrement vulnérables qui ont peu ou pas d’options d’action ou qui y ont accès difficilement.

Contrairement à la plupart des pays européens, le sans-abrisme est peu étudié en Suisse. Les quelques études menées sur le sujet établissent un lien entre des aspects liés à la santé et le sans-abrisme (toxicomanie, maladies mentales) ou mettent l’accent sur les compétences inadéquates en matière de logement des personnes touchées. Seules quelques problématiques sociopolitiques sont soulevées, par exemple dans les travaux qui se basent sur des parcours biographiques pour illustrer les processus d’exclusion sociale vécus par les sans-abri ; ces travaux abordent, au moins en partie, les conflits sur l’espace public où vivent les sans-abri. Dans l’ensemble, les connaissances sur le sans-abrisme en Suisse sont mal structurées et peu différenciées. En ce sens, les estimations régulièrement publiées sur le nombre de sans-abri dans les centres urbains sont difficilement vérifiables.

La situation juridique actuelle de la protection des personnes sans abri montre clairement le faible niveau de prise de responsabilité de l’État social : la Suisse n’a pas ratifié la Charte sociale européenne, dont l’article 31 oblige les États à prévenir et à réduire l’état de sans-abri en vue de son élimination progressive. Dans l’article 41 de la Constitution fédérale (Cst.), la Confédération et les cantons s’engagent toutefois à ce que toute personne en quête d’un logement puisse trouver un logement approprié à des conditions supportables. Toutefois, on ne saurait en déduire l’existence d’un droit direct à une aide de l’État. À cet égard, les mesures de lutte contre le sans-abrisme se concentrent en particulier sur les instruments cantonaux et communaux d’aide en situation de détresse au sens de l’article 12 de la Constitution : les logements d’accueil et les foyers d’urgence. Les stratégies européennes telles que le programme social housing first, qui offre aux sans-abri un logement sûr comme condition de base pour toutes les mesures d’aide ultérieures, ne se sont pas établies en Suisse.

La pénurie de logements et la hausse des prix, la fuite et les déplacements forcés, la migration de main-d’œuvre et le travail migrant, ainsi que les migrant·e·s sans papiers : tels sont les défis actuels qui interagissent directement avec le sans-abrisme et remettent cette question à l’ordre du jour de la politique sociale européenne. Les estimations d’Eurostat pour 2014 indiquent que sur les quelque 218 millions de ménages en Europe, environ 11 % dépensent plus d’argent pour leur logement qu’ils ne peuvent se le permettre (Suisse : 10,6 %), qu’environ 17 % des ménages vivent dans des conditions de logement inappropriées (valeurs limites : taille, qualité et sécurité du logement), que 14 % des ménages sont situés dans des zones à risque sanitaire (valeurs limites : pollution atmosphérique, accès insuffisant ou nul à l’eau potable).

L’étude réalisée en 2015 par Bochsler et al. montre le lien étroit qui existe en Suisse entre la pauvreté et le logement : 82 % des ménages en situation de pauvreté et 48,9 % des ménages en situation de précarité vivaient dans un logement trop cher pour leur revenu en 2012 ; 12,6 % des ménages en situation de pauvreté et 8 % des ménages en situation de précarité vivent dans un logement trop petit.

Ces chiffres illustrent la vulnérabilité des personnes due aux formes de logement inadéquat en Europe. Le manque parallèle de données européennes sur l’ampleur quantitative et la structure du sans-abrisme est considéré comme grave.

Sur la base des rapports nationaux, la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA) et l’Observatoire européen sur le sans-abrisme ont, premièrement, observé de nouvelles formes de sans-abrisme, telles que l’hébergement à court terme et forcé chez des connaissances et des amis, notamment chez des jeunes (sofa surfing, hidden homelessness), deuxièmement, constaté le changement notable de la cause du sans-abrisme de même que le passage de causes individuelles à des causes structurelles (personnes en fuite, manque de logements abordables), et troisièmement, reconnu un vide juridique concernant les sans-papiers, qui ne peuvent pas se rendre dans un hébergement d’urgence de peur d’être signalés aux autorités compétentes en matière de migration et menacés d’expulsion.

Du point de vue de la recherche, on s’intéresse de plus en plus aux raisons pour lesquelles la plupart des États sociaux européens, y compris la Suisse, mais aussi la politique sociale européenne ne cherchent pas à obtenir des chiffres sur le sans-abrisme et pourquoi ils basent leurs mesures sur des estimations plus ou moins vagues. Des voix critiques pensent que ce manque d’intérêt pour la question est intentionnel : parce que les chiffres concrets sont des instruments puissants pour une politique de (d’in)justice sociale. En l’absence de chiffres ou de comparaisons possibles, l’État social peut avancer des arguments autres que les causes structurelles (ignorance ontologique).

Références

Aldanas, M.-J., Coupechoux, S., Domergue, M., Owen, R., Spinnewijn, F. & Uhry, M. (2017). Second overview of housing exclusion in Europe. Brussels : The Foundation Abbé Pierre & FEANTSA.

Bochsler, Y., Ehrler, F., Fritschi, T., Gasserl, N., Kehrli, C., Knöpfel, C. & Salzgeber, R. (2016). Wohnversorgung in der Schweiz : Bestandsaufnahme über Haushalte von Menschen in Armut und in prekären Lebenslagen. Bern : Bundesamt für Sozialversicherungen.

Marquardt, N. (2015). Counting the countless : statistics on homelessness and the spatial ontology of political numbers. Environment and Planning D : Society and Space, 34(2), 301-318.

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