Solidarité
En Suisse, trois niveaux de solidarité sont identifiés. 1) La solidarité verticale. De nature économique, elle régit les relations entre riches et pauvres. Cela sous-tend le principe de progressivité de l’impôt ou le prélèvement de cotisations sociales relatives au revenu ou à la capacité économique des personnes ou des ménages. 2) La solidarité horizontale exprime la relation entre certaines catégories de la population, à savoir celles qui contribuent au financement des prestations sociales et celles qui bénéficient des mesures de solidarité. Pensons à la solidarité entre les bien-portants et les malades, les actif·ve·s et les inactif·ve·s ou les rentier·ère·s, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les consommateur·trice·s ou non. 3) La péréquation (financière) scelle la solidarité entre les différents niveaux institutionnels, la Confédération et les cantons, d’une part, les cantons et les communes, d’autre part. Elle a pour ambition d’atténuer les disparités géo-topographiques, sociodémographiques, économiques ou financières entre les composantes territoriales pour garantir leur cohésion, qu’elle soit nationale, cantonale ou sociale.
L’idée de solidarité est récente. Le philosophe Pierre Leroux semble être le premier, en 1839, à penser la notion de solidarité sur un plan philosophique, tout en l’associant à un autre principe : l’égalité. Cette idée émergera dans la sphère politique à la fin du XIXe siècle avec Léon Bourgeois, prix Nobel de la paix, dans l’ouvrage intitulé Solidarité publié en 1896. Sa vision de la solidarité entend concilier liberté individuelle et justice sociale. Chaque être humain retire en effet des bienfaits de la vie sociale et a de ce fait des obligations envers ses contemporains et ses successeurs. Les sociologues Alfred Fouillée (La Science sociale contemporaine, 1880) ou Émile Durkheim (De la division du travail social, 1893) soulignent que dans des sociétés contractuelles les individus sont à la fois de plus en plus autonomes et de plus en plus dépendants les uns des autres. Cette solidarité de type organique, contractuelle et coopérative, nécessite l’intervention de la puissance publique pour en garantir la juste exécution. La solidarité constitue donc l’essence des systèmes de protection sociale qui se mettent en place à partir de la fin du XIXe siècle. De la création des mutualités régionales ou professionnelles aux fondations de prévoyance des entreprises ou aux assurances sociales, elle se conjugue au gré des revendications, des catégories de population protégées, des prestations allouées, des modalités de financement.
En 1942, William Beveridge voit la sécurité sociale comme un compromis entre la préservation des libertés individuelles et l’existence d’un État bienveillant, chargé de promouvoir la solidarité sociale et civique. Cette conception ancre le noyau structurel et le fondement moral sur lesquels se construit l’État social tout au long du XXe siècle. L’extension des assurances sociales et des mesures d’aide sociale, la redistribution des richesses au moyen de l’impôt ou l’intervention de l’État dans les domaines de la scolarisation des enfants, de l’accès aux soins médicaux, des retraites, de la prévention du chômage ou du soutien aux familles illustrent la concrétisation des politiques de solidarité.
Parallèlement, on assiste à l’émergence d’initiatives visant à aider autrui sans forcément recourir aux politiques publiques institutionnalisées. Des engagements sociaux pragmatiques émanent de la société civile. L’action vise la solution immédiate de problèmes rencontrés souvent par les parents de personnes en situation de handicap. Elle donne naissance à d’innombrables fondations, associations et institutions privées assumant des missions d’action sociale. Avec les années 1990, un processus d’individuation de la solidarité prend forme. Elle tend à valoriser les êtres dans leur singularité plutôt que dans leurs rôles et leurs statuts de patient, d’élève ou de membre d’une famille. Cela se traduit, à la fois, par une prise en charge personnalisée (case management) au sein des régimes sociaux et par de nouvelles formes d’engagement, notamment bénévole et humanitaire.
La solidarité par les politiques publiques et sociales se caractérise par différentes spécificités, qui en déterminent les contours et l’intensité. 1) La dimension politique : elle légitime par une décision démocratique un cadre d’intervention. On y reconnaît l’intérêt général de répondre à des problèmes spécifiques par des prestations sociales en nature ou en espèce. Cela concerne la couverture de la population en soins médicaux ; l’accueil extrafamilial des enfants ; la garantie d’un revenu de substitution en cas de maladie, d’accident, de perte d’emploi ou de retraite ; ou par un revenu de compensation (allocations familiales). 2) Le principe de protection : assurance ou sous condition de ressources (assistance). Le principe d’assurance se fonde sur un droit aux prestations découlant de l’affiliation à un régime particulier (maladie, accident, retraite, chômage, invalidité, etc.). Le principe d’assistance conditionne l’octroi et le niveau des prestations à la situation particulière de la personne (ressources financières, situation familiale, etc.). 3) Le choix des populations protégées, du type et du niveau des prestations. Il détermine le contenu de la politique et l’intensité de la solidarité. On peut y assurer toute la population (régime universel, par exemple pour le premier pilier AVS, l’invalidité ou la maladie) ou certaines catégories seulement (les salariés en matière de chômage, de prévoyance professionnelle ou d’accident ; les personnes en situation économique défavorable : subventionnement des primes d’assurance-maladie). 4) L’organisation du financement : elle structure les modalités de prélèvement des ressources, par l’impôt ordinaire, par des cotisations sociales sur les salaires, par des contributions sur la consommation (TVA, impôt sur le tabac et l’alcool).
La géométrie de la solidarité varie selon les régimes. Elle est le fruit d’un processus de décision politique, qui exprime à la fois la nécessité d’une solidarité, tout en fixant ses limites. En Suisse, la solidarité s’inscrit dans une conception libérale de l’État et est indissociable de la responsabilité individuelle.
Plusieurs enjeux sous-tendent les concrétisations politiques de la solidarité. La durabilité des régimes de protection sociale renvoie à la légitimité de l’intervention et à la garantie des financements à long terme. En matière de gouvernance, une meilleure coordination des régimes contribuera à une allocation optimale des ressources et à une organisation plus cohérente des mesures en vigueur. L’innovation de la prise en charge devra permettre de répondre aux besoins accrus de soutien liés au vieillissement démographique (prestations de retraite et de soins). Les synergies et collaborations avec l’économie devront optimiser la participation et l’intégration de la population au monde du travail, dans un contexte marqué par de fulgurants progrès technologiques. Enfin, les relations intergénérationnelles seront de plus en plus l’expression des diverses formes de solidarité qui interviennent tant au sein des familles (travail de care plus ou moins spontané et reconnu) que des politiques publiques (allocation des ressources de protection sociale).
Références
Bonvin, J.-M., Gobet, P., Rossini, S. & Tabin, J.-P. (2015). Manuel de politique sociale (2e éd.). Lausanne : Éd. ÉÉSP.Merrien, F.-X., Parchet, R. & Kernen, A. (2005). L’État social : une perspective internationale. Paris : A. Colin.
Rossini, S. & Fischer, A. (2015). Les jeunes et la solidarité : enjeux et défis de la mémoire sociale. Saarbrücken : Éditions universitaires européennes.