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Aide sociale (groupes à risque)

Verena Keller


Première édition: December 2020

Des groupes sociaux peuvent être déclarés « à risque » d’aide sociale en fonction du nombre absolu de personnes qu’ils concernent, du taux ou de la durée de l’aide et d’une augmentation y relative, ou encore si l’aide est perçue comme peu légitime. Les caractéristiques des groupes et le nombre de personnes devant recourir à l’aide sociale sont déterminés par des paramètres dynamiques sociaux, politiques et administratifs propres à chaque époque et à chaque lieu.

Le marché de l’emploi et les salaires, l’organisation des familles et la division sexuée du travail, la démographie et le marché du logement sont des facteurs décisifs, tout comme les comportements des individus et les conditions d’accès à l’aide sociale. Aujourd’hui, de par le caractère subsidiaire de l’aide sociale suisse, les groupes de bénéficiaires sont fonction de l’étendue des dispositifs en amont de l’aide sociale. Toute modification dans les assurances-chômage, vieillesse et invalidité modifie la composition des groupes et le nombre de personnes assistées. De même, les prestations pour familles, y compris la disponibilité ou l’absence de structures d’accueil extrafamilial pour enfants et les conditions d’accès aux formations et aux bourses sont d’autres facteurs de risque, respectivement de protection contre le besoin de recourir à l’aide sociale. Enfin, les normes sociales dominantes rendent plus ou moins légitime le recours à l’aide sociale qui sera dès lors plus ou moins visibilisé voire scandalisé.

Contrairement à une affirmation répandue, le risque de devoir un jour recourir à l’aide sociale ne touche pas tout le monde de manière identique. Aujourd’hui, en Suisse, quatre groupes sont régulièrement mis en avant comme des groupes à risque : les jeunes adultes, les personnes de nationalité étrangère, les personnes avec un faible niveau de scolarité et les familles monoparentales. Ce risque est essentiellement défini comme une surreprésentation par rapport à la population résidente, mais pas seulement. Qu’en est-il pour les quatre groupes ? La Statistique suisse de l’aide sociale renseigne à ce propos depuis 2005.

Premier groupe, les jeunes adultes. Ce groupe – les personnes entre 18 et 25, parfois 35 ans – figure comme catégorie problématique dans un grand nombre de publications sur l’aide sociale. Il relève d’un traitement spécifique dans les normes de la CSIAS et dans de nombreuses lois cantonales. Les jeunes adultes sont légèrement surreprésentés à l’aide sociale. Leur taux d’aide – la proportion par rapport à la population résidente – est toutefois en légère diminution depuis plusieurs années, même si leur nombre absolu augmente. Cependant, l’augmentation du nombre absolu s’observe dans tous les groupes aidés car, en dehors de tout autre phénomène, la population résidente s’accroît.

Le groupe des jeunes adultes n’est pas le groupe d’âge le plus surreprésenté à l’aide sociale. Cette première place revient aux enfants. En Suisse, un enfant sur vingt est bénéficiaire de l’aide sociale, et près d’un tiers des personnes aidées sont des enfants. La pauvreté des enfants est pourtant rarement pointée – une pauvreté silencieuse ? Pourquoi alors la construction du groupe des jeunes adultes et son traitement spécifique ? Les jeunes adultes d’aujourd’hui font partie de ces mauvais pauvres que l’Histoire a toujours connus : soupçonnés de mauvaise volonté et mauvaise vie dont l’inactivité est perçue comme illégitime. Sans doute l’antique crainte d’une aide « à vie » ou de « dynasties d’assisté·e·s » opère-t-elle. Elle est omniprésente dans les discours des responsables de l’aide sociale. Cette crainte n’est toutefois pas fondée : les jeunes adultes sont parmi les groupes qui ont besoin de l’aide sociale le moins longtemps de manière ininterrompue.

Deuxième groupe, les personnes de nationalité étrangère. Elles reçoivent l’aide sociale près de trois fois plus souvent que les Suisses. Ce ne sont toutefois pas tous les étrangers et toutes les étrangères qui sont surreprésenté·e·s à l’aide sociale. Les titulaires d’un passeport de l’Union européenne ne s’y retrouvent guère plus souvent que les Suisses. La surreprésentation est le fait de ressortissant·e·s extra-européen·ne·s. Elle est due à des qualifications professionnelles souvent faibles, à la non-maîtrise de la langue et au manque de liens avec le marché du travail. À noter aussi que les personnes de nationalités extra-européennes travaillent, pour beaucoup d’entre elles, plus souvent dans des secteurs à bas salaires et peu protégés. Le risque de devoir s’adresser à l’aide sociale est alors accru. Ce risque touche en particulier les réfugié·e·s reconnu·e·s parmi lesquel·le·s une large majorité doit recourir à l’aide sociale.

Troisième groupe, les personnes sans formation professionnelle certifiée. Leur proportion est bien plus élevée (plus de deux fois) que dans la population résidente. L’absence de formation professionnelle constitue un facteur de risque de se retrouver à l’aide sociale. Toutefois, le fait de disposer d’une formation professionnelle n’exclut pas ce risque puisque plus de 40 % des bénéficiaires possèdent un diplôme professionnel. Le niveau de formation n’est pas une simple question de volonté, de motivation et de persévérance. Il dépend de l’origine sociale. Dans les classes moyennes et supérieures, les jeunes se forment plus souvent et plus longtemps. Plus tard dans la vie adulte, plus on est diplômé·e, plus on continue à se former. Le niveau de formation dépend par ailleurs du genre et de la nationalité. Le groupe le moins qualifié est constitué des jeunes femmes de nationalité étrangère.

Quatrième groupe, les « familles monoparentales ». Elles sont fortement surreprésentées à l’aide sociale. Près d’un ménage monoparental sur cinq en Suisse est bénéficiaire de l’aide sociale. De tous les groupes à l’aide sociale, la durée de l’aide est la plus longue pour ces ménages – le temps que les enfants deviennent autonomes. La notion de monoparentalité, neutre en termes de genre, masque le fait que la quasi-totalité (env. 95 %) des familles monoparentales à l’aide sociale sont des femmes qui élèvent seules leurs enfants. Cette neutralisation occulte le fait que les effets d’une séparation touchent les femmes bien plus que les hommes. D’une part en raison d’inégalités financières précédant la séparation. D’autre part en raison de la garde des enfants attribuée aux mères dans la très grande majorité des situations. Et enfin, en raison d’une discrimination des femmes lors du calcul de la pension alimentaire. La jurisprudence actuelle protège le revenu d’existence de la personne qui doit verser une pension – l’homme en règle générale. L’autre ex-partenaire – la femme en règle générale – n’a droit à une pension qu’une fois les besoins de l’homme couverts. Elle devra donc s’adresser à l’aide sociale. La pauvreté suite à une séparation est conséquence d’inégalités de genre. Elle est aussi conséquence d’inégalités de classe. Les effets matériels d’une séparation ne projettent pas les femmes de milieux aisés dans la pauvreté.

Les personnes de 50 ans et plus constituent un groupe à part. Leur taux d’aide sociale n’est certes pas supérieur à la moyenne ; il est toutefois en augmentation depuis quelques années. Ces personnes sont surreprésentées dans le groupe des bénéficiaires de longue durée. Les difficultés de retrouver un travail à cet âge en sont la principale cause.

En synthèse, les caractéristiques sociodémographiques des quatre groupes présentés démontrent que ce n’est pas la malchance arrivant dans un ciel bleu qui conduit à l’aide sociale, mais l’appartenance aux classes populaires pauvres et précarisées qui constitue le principal facteur de risque d’aide sociale. En ce sens, l’aide sociale d’aujourd’hui s’inscrit dans la continuité des logiques d’assistance antérieures : elle s’adresse, tout en cherchant à les normaliser, à des groupes sociaux disposant de ressources inférieures. Aujourd’hui, elles et ils sont peu formé·e·s, peu payé·e·s et peu protégé·e·s, davantage exposé·e·s aux risques de maladie, d’accident et de chômage et davantage touché·e·s par les effets d’une séparation. Si les frontières de ces groupes sont floues, les effets des rapports sociaux inégalitaires de genre, de classe et d’origine nationale se cumulent et font système. Aujourd’hui comme hier.

Références

Peugny, C. (2013). Le destin au berceau : inégalités et reproduction sociale. Paris : Seuil.

Salzgeber, R., Fritschi, T., von Gunten, L., Hümbelin, O., Koch, K. (2016). Verläufe in der Sozialhilfe (2006-2011). Neuchâtel : Bundesamt für Statistik.

Tabin, J.-P., Frauenfelder, A., Togni, C. & Keller, V. (2010). Temps d’assistance : le gouvernement des pauvres en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle (2e éd. rev.). Lausanne : Antipodes.

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