Responsabilité
Si tout le monde s’accorde généralement sur ce point, les avis divergent par contre fortement dès lors qu’il s’agit de définir plus précisément les contours de cette responsabilité.
Ainsi, la responsabilité peut être comprise aussi bien comme une mission à accomplir que comme une réponse à apporter à une situation donnée. Dans le premier cas, elle est tournée vers l’avenir. Il est alors attendu de la personne ou de l’institution responsable une contribution positive aux tâches ou devoirs qui lui incombent. Il peut s’agir ici aussi bien de préserver et de protéger (l’environnement, les personnes vulnérables, etc.) que d’innover (en proposant des solutions inédites à des défis sociaux majeurs p. ex.). Dans le second cas, c’est le passé qui prédomine, et la responsabilité est alors renvoyée à son origine étymologique (être responsable signifie littéralement « répondre de »). S’appuyant sur cette définition, certain·e·s estiment que chacun·e doit avant tout répondre de ses propres actes, assumer ce que il ou elle a fait ou omis de faire. Cette compréhension de la responsabilité, associée à des actes jugés moralement ou juridiquement condamnables, tend aisément à être assimilée à la culpabilité. Mais il est aussi possible d’envisager la responsabilité vis-à-vis du passé de manière plus large, en y intégrant les faits et gestes des autres individus. Ainsi comprise, la responsabilité se comprend comme la réponse que nous apportons au monde dont nous héritons : être responsable, c’est prendre en charge le système politique, social et économique qui nous est légué et que nous n’avons pas nécessairement contribué à forger.
La question de savoir si la responsabilité doit être assumée individuellement ou collectivement fait également souvent débat. La solution au problème du chômage par exemple doit-elle venir des individus concernés ou de la collectivité ? Et s’il s’agit d’une responsabilité non pas seulement individuelle mais collective et partagée, quelle place et quel statut convient-il de donner à chacun des acteur·trice·s institutionnel·le·s ? Faut-il faire une différence entre la responsabilité des organismes privés (entreprises, ONG, etc.) et la responsabilité publique et politique de l’État ? Faut-il exiger de ces deux types d’institution le même degré d’engagement pour répondre aux défis de la politique sociale ?
En lien étroit avec ces deux premiers points se pose la question de savoir sur quel objet précisément se porte notre responsabilité. D’aucun·e·s soutiendront qu’il s’agit avant tout, voire même exclusivement, d’être responsable de soi-même (comme individu ou comme collectivité) et de veiller en l’occurrence à ce que les actions que nous menons assurent notre survie et notre bien-être. Pour d’autres, la responsabilité portera également sur autrui. Un « autre » dont les pourtours sont susceptibles de grandes variations, aussi bien spatiales que temporelles. Selon les approches, la responsabilité pour autrui pourra s’étendre à la terre toute entière, voire même aux personnes qui ne sont pas encore nées, ou s’arrêter aux frontières de la cellule familiale. Certain·e·s se sentiront ainsi responsables des conditions de vie des « leurs » (de leurs enfants, de leurs parents, etc.), mais pas de celles et ceux qui vivent à l’autre bout de la planète ni des générations futures.
Enfin, le rapport entre responsabilité, violence et moralité est également sujet à controverse. De l’avis de certain·e·s (qui trouveront dans les écrits de Machiavel et de Max Weber un appui), il semble évident que le fait d’endosser une responsabilité, et notamment une responsabilité politique, peut légitimer l’usage de la contrainte et de moyens moralement douteux. Ils estimeront ainsi par exemple que les membres d’un gouvernement sont en droit, en vertu de leur responsabilité, de faire appel à la force pour contrer des manifestant·e·s qui menaceraient l’ordre public ou d’utiliser le mensonge pour protéger la nation. D’autres, au contraire, défendront l’idée que la responsabilité est indissociable de la moralité et que l’on ne peut admettre qu’une personne responsable use de moyens immoraux pour parvenir à ses fins.
Ces diverses compréhensions de la responsabilité sous-tendent les différents modèles de politique sociale et les discours qui les accompagnent. Tous les partis en appellent à la responsabilité, mais tous ne partagent pas la même vision de cette dernière. Ainsi, selon les époques et les orientations politiques du moment, c’est plutôt l’une ou l’autre conception de la responsabilité qui tendra à s’imposer.
Qu’en est-il de la politique sociale aujourd’hui en Suisse ? De manière générale, deux grandes tendances semblent se dessiner.
On observe tout d’abord une privatisation de la responsabilité ou, pour le dire autrement, un déplacement progressif de la charge sociale allant de l’État vers le domaine privé. Ce déplacement se manifeste dans le corps même de la Constitution fédérale : la notion de « responsabilité individuelle » y fait son apparition en 1999, au moment de la révision totale du texte. À sa lecture, il en ressort assez clairement que l’État assume un rôle subsidiaire à celui de l’individu qui, le premier, est responsable de lui-même et de la société à laquelle il appartient.
L’examen des discours politiques et de l’évolution des lois permet par ailleurs de mettre en évidence le développement de toute une série de déclarations (publiques ou privées) et de modifications légales faisant appel à la responsabilité sociale (ou sociétale) des entreprises. Il est de plus en plus attendu que les employeurs et employeuses assument tout ou partie des coûts sociaux et environnementaux engendrés par leur activité économique. Ce phénomène s’observe dans le domaine de l’assurance-invalidité notamment, où les entreprises sont appelées à jouer un rôle toujours plus actif pour assurer le maintien en emploi et la réinsertion professionnelle des personnes affectées dans leur santé. C’est également dans cette perspective par exemple que s’inscrivent les « Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme » adoptés en 2011 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU et soutenus par la Suisse.
La privatisation de la responsabilité se manifeste enfin par la mise en place de mesures visant à inciter les individus à se prendre en charge et assumer eux-mêmes les risques économiques et sociaux (chômage, accident, etc.) auxquels ils pourraient être confrontés. C’est ainsi que se développent toutes sortes de discours invitant tout un chacun à contracter des assurances complémentaires (maladie, 3e pilier, etc.) ou des propositions visant à faire payer davantage celles et ceux qui, par leur comportement (alcool, fumée, nourriture, etc.), mettraient à mal les finances du système social. Cet accent mis sur la responsabilité individuelle (plutôt que collective) a pour corollaire une culpabilisation des personnes en situation d’échec (économique ou social) et induit une forme de désolidarisation à l’égard d’autrui et de l’espace public.
La seconde grande tendance que l’on peut observer est un élargissement de la portée à la fois géographique et temporelle de la responsabilité. Le développement des nouvelles technologies (génie génétique, nanotechnologies, informatique ubiquitaire, etc.) et la mondialisation, entre autres, font qu’il nous est de plus en plus demandé d’assumer les conséquences de nos actions au-delà des frontières et des époques. Cette tendance se traduit par exemple par des invitations de plus en plus pressantes à appliquer le principe de précaution ou à prendre en compte les générations futures dans les réflexions qui portent sur le financement des assurances sociales.
Cet élargissement de la portée de notre responsabilité est parfaitement cohérent avec l’idée qui veut que cette dernière soit intimement liée à notre liberté. L’amplification de notre pouvoir d’action sur l’environnement (naturel et humain) qui nous entoure et nous constitue fait d’une certaine manière de nous des êtres de plus en plus assignés à responsabilité.
Références
Arendt, H. (2005). La responsabilité collective [1968]. In H. Arendt, Responsabilité et jugement (pp. 173-183). Paris : Payot.Ricœur, P. (1991). Postface. In P. Ricœur, Temps de la responsabilité : Lectures 1 (pp. 272-289). Paris : Seuil.
Weber, M. (1963). Le métier et la vocation d’homme politique [1919]. In M. Weber, Le savant et le politique (pp. 123-222). Paris : Plon.