Régimes d’État-providence (de protection sociale)
Version originale en allemand
Les régimes sociaux sont étroitement liés à leurs origines historiques et sociales. Du point de vue historique, les régimes d’État-providence se sont constitués dans des contextes de structures de division sociale spécifiques et de la répartition du pouvoir des forces politiques qui en résulte : le régime continental démocrate-chrétien existe uniquement dans les pays dont l’histoire politique a été fortement marquée par la mobilisation de la démocratie chrétienne et où l’État social représentait un compromis entre la classe ouvrière et l’Église. Dans les pays qui n’ont pas connu la mobilisation démocrate-chrétienne se sont établis des régimes libéraux ou sociaux-démocrates. Quant aux régimes sociaux-démocrates égalitaires, ils sont issus d’un compromis historique entre la social-démocratie et les partis politiques des paysans et des petits propriétaires fonciers. Enfin, les régimes libéraux se sont implantés dans les pays qui ont connu une faible mobilisation ouvrière et où la démocratie chrétienne n’existait pas. Le retour aux origines historiques et politiques souligne le caractère structurel durable des régimes de protection sociale dont les changements restent limités dans le cadre de réformes politiques. Chaque régime d’État-providence génère des coalitions de soutien politiques spécifiques qui le stabilisent à l’aide de mécanismes institutionnels de feedback.
Dans la littérature comparée, la Suisse est en général assimilée au régime continental démocrate-chrétien, car elle met l’accent sur le principe d’assurance et finance l’État social essentiellement avec les cotisations salariales et les droits sociaux visent (en partie encore) la sécurité matérielle du pourvoyeur financier de la famille. Dans ce sens, la Suisse entretient un lien très étroit entre l’activité lucrative et les droits sociaux, un critère typique de ce genre de régime. Toutefois, en matière de configuration des différentes assurances sociales, la Suisse constitue bien plus un hybride des trois régimes de protection sociale. En effet, le premier pilier de l’assurance-vieillesse (AVS) correspond à une logique sociale-démocrate (égalitaire/universelle/redistributive), alors que le deuxième pilier équivaut à une logique continentale démocrate-chrétienne (préservation du statut/financement par des cotisations/régression) et la forte position des assureurs privés de l’assurance-maladie et de la prévoyance vieillesse cadre avec la logique libérale. Herbert Obinger établit une localisation très détaillée des différents éléments qui constituent l’État social suisse dans son œuvre de référence consacrée à la politique sociale en Suisse. Ces « incohérences » institutionnelles s’expliquent par la forte fragmentation territoriale et temporelle dans la mise en place de l’État social suisse. La fragmentation fédéraliste de la Suisse a eu pour effet que les politiques sociales nationales constituaient souvent des agrégations de solutions cantonales préalables. En ce qui concerne les lignes de fracture historiques politiques et les systèmes de partis, les cantons constituent des contextes hétérogènes qui donnent naissance à différentes logiques de régime. De plus, sur le plan national, l’État social suisse n’est arrivé que très tard « à maturité », car certains éléments importants (tels que l’assurance-chômage obligatoire, le deuxième pilier, l’assurance-maladie obligatoire et l’assurance-maternité) n’ont été introduits que dans les années 1980 à 2000. À cette époque, la plupart des États sociaux se trouvaient déjà en phase de consolidation, ce qui a favorisé la création d’un hybride vu les tendances internationales de réforme et l’intensité des problèmes.
Dans le débat actuel, on ne constate pas seulement une tendance hybride en Suisse, mais dans tous les régimes de protection sociale européens continentaux. Ceci concerne en particulier le renforcement de la politique sociale « d’activation » (surtout dans la politique de chômage et dans la politique familiale), de l’individualisation (dans le cadre des droits sociaux équitables entre hommes et femmes) et des systèmes de garantie du minimum vital (en tant que réponse à des marchés de travail de plus en plus instables). Ces éléments de réforme ne suivent pas la logique traditionnelle du régime continental démocrate-chrétien, mais sont empruntés à la fois à la logique libérale et à la logique sociale-démocrate. Ils répondent néanmoins de manière ciblée aux besoins engendrés par de « nouveaux risques sociaux », qui n’avaient pas été anticipés dans ce régime de protection sociale continental (et qui résultent des lacunes de couverture de ces régimes). La signification empirique des réseaux institutionnels que représentent les régimes s’illustre justement par la lenteur et la lourdeur avec laquelle les régimes continentaux démocrates-chrétiens réorientent leur politique sociale. Non seulement les structures de pouvoir institutionnellement renforcées, mais aussi les normes et les attentes de l’opinion publique consolident et stabilisent les régimes d’État-providence.
Références
Esping-Andersen, G. (1990). The three worlds of welfare capitalism. Princeton : Princeton University Press.Häusermann, S. (2010). Reform opportunities in a Bismarckian latecomer : restructuring the Swiss welfare state. In B. Palier & T. Alti (Eds.), A long good-bye to Bismarck ? The politics of welfare reform in continental Europe (pp. 207-232). Amsterdam : Amsterdam University Press.
Obinger, H. (1998). Politische Institutionen und Sozialpolitik in der Schweiz : der Einfluss von Nebenregierungen auf Struktur und Entwicklungsdynamik des schweizerischen Sozialstaates. Frankfurt a.M. : Peter Lang.